C’est en indigné que Mohammed Khaïreddine avait vomi, au crépuscule du siècle dernier, son recueil « Ce Maroc », qui exhalait la puanteur des geôles, la claustration de la liberté, les râles des suppliciés, la langueur des exilés. Ce n’est pas en indigné que j’emprunte l’expression de ce grand poète. Le Maroc ne cesse de surprendre. Il hésite, il titube mais il avance. Et le 7 octobre est un pas vers l’avant. De la brume planait et brouillait la vision, des cris fusaient qui compromettaient la sérénité… Les acteurs, lors des répétitions, partaient en ordre dispersé, s’adonnaient à une cacophonie assourdissante. Le metteur en scène, c’est-à-dire l’administration, s’oubliait des fois, en descendant dans l’arène, en remontant sur scène, en gesticulant dans la fosse. Le jour de la pièce, le public n’a pas été déçu. Car c’est le public qui compte et il s’appelle le peuple. C’est lui qui jugera la pièce, les acteurs, le metteur en scène… L’auteur, nous le savons, est identifiable. Il s’appelle l’Histoire. Il pourrait être capricieux mais non sans avoir de la suite dans les idées. Il nous dit, comme nous l’ont dit ceux qui déchiffraient ses caprices : l’Histoire évolue par le mauvais côté. Le 7 octobre, elle a évolué, sans pouvoir dire s’il y a un mauvais côté dans le cas d’espèce. Dans cette nouvelle phase, il faut capitaliser sur les acquis. D’abord s’inscrire dans une logique d’accumulation et non de rupture. L’Histoire nous enseigne que les pays qui ont réussi dans le monde sont ceux qui se sont inscrits dans la continuité et ont été exemptés de chambardements brutaux. Le pragmatisme britannique autant que la circulation des élites ont été de grands atouts de la Grande-Bretagne face à la France, qui ne cessait de sortir d’un cycle de révolution pour entrer dans un autre et reproduire l’ancien, sous d’autres atours. Libre à l’acteur politique de s’adonner à un exercice d’autoglorification, l’intellectuel préfère garder une distance et user de son scalpel de sens critique. Il ne doit pas faire de concession à ce qui est sa raison d’être, l’esprit critique, mais il ne doit pas, non plus, dans ces phases troubles, disséminer le désespoir. Il peut se tromper, car il n’est pas l’oracle ou Vestales, et quand il se trompe cela n’engage que lui. Dans cette phase de post-7 octobre, il faut s’en tenir à ce que j’appelle les fondamentaux. D’abord l’Etat. Préserver la structure de l’Etat en tant qu’expression d’un contrat social, au profit de tous, garant du service public. Il ne s’agit pas seulement de structure mais aussi de culture et d’éthique. La culture de l’Etat manque des fois chez les acteurs politiques, au sein même de l’Exécutif. L’Etat est le pendant aussi d’une autre notion qui lui est concomitante, le citoyen. Celui-ci a des droits mais aussi des obligations. On ne l’arrache pas à l’indigence en le caressant dans le sens du poil ou en le confortant dans sa débrouille, voire sa triche. Le deuxième grand chantier est l’éducation. Elle doit répondre à une ambition collective. Il faut la décliner, cette ambition, puis déployer les moyens d’y parvenir. Ne cédons là-dessus ni à l’attrait technocratique, ni aux sirènes identitaires. Mais il n’est pas bon non plus, dans cette nouvelle phase, de reproduire ce qui a beaucoup nui au champ politique, voire dans les cénacles de l’administration : le manque de sens, la propension à l’absurde, les lubies sans queue ni tête. Il n’est plus possible d’user des recettes d’Absurdistan ou des effets d’annonce tirés du monde de « 1984 » où l’ignorance est force, l’absurde logique, les vœux pieux un programme, le délire une vision, les désirs une réalité, les gesticulations une stratégie, les impressions une pensée, la balourdise de l’esprit et la logorrhée un discours. Les acteurs politiques devraient appréhender cette nouvelle phase avec deux petites recettes simples, d’abord la remise en cause, ou l’autocritique, puis le sérieux. Fini le temps des tactiques, est venu le temps de la stratégie. Peut-être faudra-t-il ajouter quelque chose : il faut aimer son pays comme on aime sa mère et non sa concubine qu’on désire pour ce qu’elle a à, ou peut, donner, non pour ce qu’elle est, et qu’on peut, le cas échéant, changer. La propension à la facilité est le trait commun chez l’être humain, disait Nietzsche, mais ce n’est pas une recette pour le Surhomme. A défaut de Surhomme, il est indispensable, dans cette phase, de faire avec des personnes avisées. Ce Maroc surprendra, non pas en bien, mais en mieux, et n’aura pas à subir le changement, mais à le faire et à le canaliser.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane