Mehdi Ben Barka est une grande personnalité de l’histoire contemporaine. Les tentatives de l’effacer de l’imaginaire collectif des Marocains sont nombreuses. Elles émanent de tous les pouvoirs que cet homme hors pair a affrontés et déstabilisés. Mais, l’envergure de l’homme, la force de son action et la dimension internationale de son combat ont fait échec aux manœuvres mémorielles de l’évacuation totale de Ben Barka de la « mémoire collective ». Cette présence indélébile dérange l’ordre établi. Faute de l’occultation totale, des tentatives de dénigrement, de calomnisation et d’étiquetage négatif, brassant de lui un profil de comploteur, de bandit, de mercenaire, et de traître à sa partie ont été menées vigoureusement. Certaines d’entre elles ont laissé des traces. De l’autre côté, celui de la mouvance de libération nationale, l’image brossée de Ben Barka est celle d’un héros national et international, épris des causes de liberté des peuples, révolutionnaire des plus authentiques et foncièrement père de la démocratie dans le tiers-monde. Pour cette mouvance, Ben Barka est une icône presque sacrée.
Il va sans dire qu’on est là devant un combat féroce au sein de la « mémoire collective » . Il s’agit de la lutte pour l’appropriation de l’histoire. Certes, le combat est inégal et la main du pouvoir est plus lourde que celle de ses opposants. Il est aussi vrai que « l’histoire est écrite par les vainqueurs ». Mais, c’est une histoire avec un petit « h ». Elle est et elle sera remise en cause, car l’histoire, avec un grand « H », celle des historiens professionnels, n’est jamais définitive.
Je rappelle ces évidences parce que l’actualité de « l’affaire Ben Barka » est toujours là et que la semaine dernière, l’opinion publique a été secouée par une nouvelle offensive de la mouvance de libération nationale, réclamant la « vérité sur l’affaire Ben Barka ». L’occasion lui a été fournie par la publication, au Maroc, du livre de Maurice Buttin : Hassan II, De Gaule, et Ben Barka : ce que je sais d’eux. Le livre est publié en France depuis 2010, mais il n’est pas vendu au Maroc. La traduction arabe de cet ouvrage/témoignage par la revue Wijhat nadar permit l’organisation d’une campagne médiatique. L’auteur, Me Buttin, est l’avocat de la famille Ben Barka. En compagnie de Bachir Ben Barka, fils aîné de Mehdi, ils étaient au centre de cette campagne. À Rabat, le 22 novembre, à Casablanca le 23, et à Fès le 24, une foule de militants, d’intellectuels, de politiques, de juristes, et bien entendu d’agents des services de tout genre était venue rencontrer et écouter la famille Ben Barka, son avocat Maurice Buttin, et les historiens marocains qui allaient livrer leur lecture du livre traduit. Le monde médiatique, comme à son habitude, a boudé ces rencontres par peur ou par conviction, hormis une partie de la presse partisane de gauche et de la Toile. Malgré ce boycott, les salles étaient pleines et l’assistance de qualité. Les figures de proue de la gauche marocaine, telles Abderrahmane Youssoufi, Mohamed Bensaïd, Nabila Mounib, Abdelkader Baina, Abderrahmane Benameur…, ont fait le déplacement. Les ténors du barreau et les figures des droits humains aussi.
Toutes les copies de la version arabe du livre, amenées dans ces lieux par l’éditeur, ont été vendues, et beaucoup dédicacées par l’auteur. Mais, la lecture des historiens a suscité un débat, voire une certaine frustration pour une partie de l’assistance. Elle attendait que l’historien soit juge et tranche en faveur du martyr. Or, pour le chercheur académicien, il s’agit d’une complexité. Entre Ben Barka le révolutionnaire, le nationaliste, l’internationaliste, le radicaliste, l’insurgé, et Ben Barka le mathématicien, le royaliste, le réformiste, le Maghrébin, l’Africain, l’arabe…, il y a l’acteur historique et les contraintes de son temps. Comment l’approcher ? Comment le construire sans s’enfermer dans un stéréotype appauvrissant ? L’historien professionnel est-il contraint à une rigueur implacable en dehors de toute émotion ? Si cela est crédible, voire impératif en général, serait-il de même pour une personnalité comme Ben Barka ? Kidnappé, torturé, assassiné et dont la dépouille, si dépouille il y a, est dans un ailleurs inconnu. Les siens n’ont pas encore commencé leur travail de deuil.
Pour une personnalité comme Ben Barka, le traitement historique nécessite certes, du doigté, du métier, et de la sympathie. L’historien est aussi citoyen et il ne peut être insensible aux injustices et aux préjudices. La sympathie, c’est aussi celle que nous inspire l’amour de la vérité. Toute la vérité, rien que la vérité ? En général oui, mais dans certains cas singuliers comme celui Ben Barka, la découverte de la vérité, toute la vérité n’est possible que dans une perspective d’appropriation collective de l’histoire, surtout celle du passé proche. Maurice Buttin a annoncé solennellement que malgré que l’affaire Ben Barka soit une affaire des États, marocains et français, Hassan II n’a pas ordonné l’assassinat de Ben Barka. Il s’agit plutôt d’un accident dont les circonstances et les détails sont là, au Maroc. L’État marocain, de son côté, a permis l’organisation de ces rencontres, dont l’une à la Bibliothèque nationale du Royaume. Des pas sont faits de part et d’autre. Mais le pas décisif reste à faire. Celui de permettre à ceux qui détiennent des preuves ou des témoignages, de les livrer, pourquoi pas à une instance ad hoc d’historiens et de juristes. Le pays en sera grandi et la « mémoire collective » des Marocains sera fécondée par l’intelligence collective des nationaux devenus, enfin, citoyens.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane