La recherche historique demeure cantonnée à des sujets dictés par la commodité et le manque d’ouverture intellectuelle. Il est temps que cela change, surtout à l’heure des bouleversements qui secouent le monde arabe.
Depuis 1998, avec le contexte amorcé par le « gouvernement d’alternance » confié par Hassan II au leader socialiste Abderrahmane Youssoufi, on observe un phénomène qui semble de prime abord paradoxal. D’un côté, une avancée de la liberté d’expression au niveau de la mémoire collective, un recul relatif des tabous et une forte demande sociale par rapport à l’histoire récente. D’un autre côté, un échange marqué par la quasi-absence des historiens professionnels, malgré les opérations de sensibilisation menées ensuite par l’Instance équité et reconciliation (IER). Des colloques et des tables rondes, mais pas de véritables travaux de fond. Quels sont alors les principaux centres d’intérêt de nos historiens ?
Si l’on met à part les écrits des historiens amateurs, des journalistes et des témoins-acteurs, l’accumulation issue de la recherche universitaire semble traversée par trois axes majeurs : les rapports entre le Maroc et l’Europe, les rapports entre la société et l’Etat traditionnel (Makhzen), le complexe socio-religieux défini par les fuqahâ, les zaouïas et le chérifisme. A travers cette configuration thématique, l’historien inscrit la nation et l’Etat national dans la durée, il met en relief leurs différentes spécificités. Mais on constate une négligence de l’événement au profit des structures, et une négligence de l’histoire politique au profit de l’histoire économique, sociale et culturelle.
Ces choix ne manquent pas d’ambivalence. Il y a une ambition affichée d’assimiler les acquis méthodologiques modernes (entre autres l’école française des Annales), mais il y a aussi, dans le registre du non-dit, un certain compromis entre le pouvoir et l’université. Un contournement des épisodes « sensibles » de l’histoire politique, en particulier celle du XXe siècle. Une recherche qui n’est pas sommée de produire une histoire officielle, et qui trouve dans l’histoire sociale un terrain d’innovation jouissant d’une certaine liberté de parole. Ce qui frappe dans la conjoncture actuelle, c’est l’évolution des deux facettes en question.
Changer les mentalités
Primo, le présent semble favoriser une approche plurielle et sereine du passé. Au Maroc, l’institution universitaire initie le chantier de « l’histoire du temps présent ». Dans l’espace arabe et dans le monde contemporain, les dynamiques en cours devraient susciter des interrogations stimulantes, y compris pour des époques plus éloignées. Secundo, des acquis méthodologiques récents ont remis en cause l’opposition longtemps postulée entre événement et structure, d’où un renouvellement fécond de l’histoire de l’événement et du politique. Auparavant, l’Histoire s’intéressait aux structures. Or, depuis les dernières décennies, des disciplines comme la sociologie abordent des domaines comme l’événement, l’imprévisible et l’incertain.
Pourrait-on envisager un enrichissement de notre recherche historique à la lumière de ces nouvelles données ? Cela devrait impliquer un véritable changement de mentalité. Les historiens devraient rompre avec la routine des sujets dictés par la commodité, cultiver une plus grande ouverture intellectuelle et s’impliquer davantage dans le débat public. L’Etat devrait trouver les moyens d’assurer au métier d’historien une meilleure formation, de meilleures conditions de documentation et de travail, ainsi qu’une véritable stratégie de valorisation de l’Histoire et des sciences humaines. Il est très regrettable que ces objectifs, quoique fondamentaux, n’aient pas encore reçu l’attention qu’ils méritent.
Par Abdelahad Sebti