En plus d’un sentiment très fort d’appartenance et d’un socle culturel commun, les Arabes semblent, selon Alain Gresh, liés par un sentiment d’injustice et le poids de l’histoire. Pour Zamane, il revient en détails sur la construction de l’identité arabe.
Qu’est-ce qu’être arabe, selon vous ?
C’est une question encore plus difficile que de savoir répondre à « qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? ». L’orientaliste Maxime Rodinson a écrit un petit livre intitulé Les Arabes, où il finit par dire « est arabe celui qui se déclare arabe ». Ce n’est ni une question génétique ni une question d’héritage, mais une question de culture et de sentiment d’appartenance, qui peut être plus ou moins fort et varier selon les périodes. Ce qui fait la particularité de ce qu’on appelle le monde arabe, c’est le sentiment, depuis le XIXème siècle, d’appartenance à un tout, à quelque chose qui est d’une manière ou d’une autre relié. Un Mauritanien peut regarder ce qu’il se passe en Palestine, et un Egyptien peut être intéressé parce qu’il se passe en Tunisie. D’abord parce qu’il y a une langue commune, du moins celle des médias, et puis un sentiment d’appartenance qui peut être relatif. On sait bien, par exemple, que le sentiment panarabe a été au départ beaucoup plus fort au Proche-Orient qu’au Maghreb, et ce pour des raisons historiques.
Ce qui m’a frappé lors des Printemps arabes, c’était le fait qu’il y ait en même temps des mouvements dans tous les pays arabes, sans exception. Au départ, je pense que la chaîne Al Jazeera a joué un rôle dans la création d’une scène politique arabe commune, qui a fait qu’avant 2011, il y avait déjà des débats et un intérêt pour ce qu’il se passait ailleurs. Au-delà de ça, il y a aussi un sentiment commun lié à l’histoire coloniale et à la Palestine, qui, malgré ce qu’on peut en dire aujourd’hui, n’est pas une question secondaire.
Cela n’empêche pas d’autres identités. Un des problèmes dans la manière de poser les questions d’identité, c’est qu’on pense à des identités exclusives, alors qu’on peut tout à fait être breton, juif et français, par exemple. On peut être arabe et avoir d’autres identités religieuses, communautaires ou locales. Il ne faut pas opposer les choses. Cela dit, je crois vraiment qu’il y a un sentiment d’appartenance globale chez les Arabes, à la différence que, contrairement aux années 1950, avec le panarabisme ou le baathisme, ça ne se traduit pas en projet politique. Il n’y a pas de projet panarabe comme celui que Nasser ou le Baath ont porté à un moment, ces projets ont échoué dans la guerre de 1967 et les dérives dictatoriales des régimes baasistes. Aujourd’hui, personne ne revendique plus une sorte d’unité arabe.
L’idée d’une union du monde arabe à l’image de l’Europe ou de l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain) n’est donc pas envisageable ?
La contradiction qui m’a toujours semblé la plus forte lorsqu’on parle du monde arabe, c’est justement ce paradoxe entre ce fort sentiment d’appartenance et le fait que c’est la région la moins intégrée du monde, notamment sur le plan économique. C’est l’endroit du monde où la circulation des personnes comme des marchandises, d’un pays à l’autre, est la plus difficile. Pour un ressortissant arabe c’est extrêmement compliqué de voyager ou d’exporter dans un autre pays arabe, contrairement à d’autres régions du monde beaucoup moins unies culturellement, comme en Asie ou en Afrique. Néanmoins, les aspirations à une unité concrète ont existé. Mais les expériences d’unité arabe portées par Nasser ou, de façon assez erratique, par Kadhafi, ne rencontrent plus aucun écho. Même les premiers pas de construction d’un espace économique arabe, proche-oriental ou maghrébin, se heurtent encore à des difficultés. Au Maghreb, c’est d’abord dû au conflit entre l’Algérie et le Maroc. Au Proche-Orient c’est dû, avant même les crises successives, aux régimes qui ne voulaient pas du tout de cette création. Il y a toujours eu un discours unitaire arabe extrêmement fort, répété par les élites politiques, mais, concrètement, il n’y a pas eu un début d’actions destinées à aboutir à la création d’un monde arabe économique, mais aussi à des échanges universitaires par exemple. Bien sûr, cela existe un peu, mais c’est très en retard par rapport à d’autres régions.
A quoi ce retard est-il dû ?
C’est difficile à dire. Aujourd’hui, on célèbre le centenaire des accords de Sykes-Picot (1916), qui ont abouti au partage du Proche-Orient. Il existe un discours récurrent selon lequel on a partagé une région du monde alors qu’elle aspirait à l’unité. C’est vrai qu’il y a eu un partage colonial et arbitraire, mais en même temps on se rend compte que l’aspiration à l’unité ne suffit pas à déboucher sur l’unité. Il faut des élites qui soient capables de le faire. Les types de régimes qui se sont installés au lendemain de la Seconde guerre mondiale n’ont pas facilité cette unité. Il y a eu au contraire des voix discordantes, une sorte de concurrence entre l’Egypte, l’Irak ou encore l’Arabie Saoudite. C’est aussi la seule région du monde où il y a eu autant d’interventions militaires occidentales. Les situations de guerre ne facilitent pas des formes de coopération économique. Et, de leur côté, les régimes arabes n’ont pas non plus accepté une forme de renoncement à une forme de souveraineté, contrairement aux pays européens.
Vous parlez des accords Sykes-Picot, à quel point l’Occident a-t-il participé à la construction, mais aussi à la déconstruction, de l’unité arabe ?
Même si en 1916, il n’existait pas d’aspiration générale des Arabes à construire un Etat uni, l’Occident a contribué à diviser la région, notamment le Proche-Orient. Après 1945, cette zone est devenue une terre d’affrontements majeurs entre les mouvements de libération nationale et les Occidentaux, sans oublier l’intervention des Soviétiques. Nous étions donc dans une situation de conflit permanent, où les Occidentaux n’avaient pas intérêt à l’émergence de pays arabes forts. On l’a vu à la manière dont ils ont traité le régime nassérien, la manière dont il a été ostracisé et vilipendé. Sans parler de la question palestinienne, qui a été un élément de division importante dans le monde arabe. Dans le même temps, on peut dire, du moins idéologiquement, que toutes ces interventions ont renforcé un sentiment d’appartenance à quelque chose de commun. On est dans une phase où la crise du mouvement palestinien rend difficile la solidarité concrète, mais la Palestine, par exemple, est encore l’un des ciments de l’unité arabe. Pour les peuples arabes, elle cristallise un ordre international injuste. Même si c’est symbolique, ce sentiment d’injustice est très fort. Le poids de l’histoire est lui aussi très fort. En France et en Europe, la Première guerre mondiale (1914-1918) puis la Seconde (1939-1945), même si les gens s’en souviennent et les commémorent, ne sont pas, ou plus, inscrites dans notre ADN. Tandis que lorsqu’on parle des accords de Sykes-Picot, pour les Arabes, c’est comme si on parlait de l’actualité et non pas du passé. C’est quelque chose de présent et qui a des conséquences maintenant. C’est un passé qui n’est pas passé. Et c’est tragique, d’autant plus que c’est un cercle vicieux. A la fois je comprends ce sentiment, qui est justifié, et en même temps, il y a une espèce de rumination de la colonisation, de l’idée –en partie vraie- selon laquelle le monde arabe est pieds et mains liés, qu’il est victime des complots occidentaux, ce qui a tendance à mettre la responsabilité sur le dos des autres. A contrario, dans d’autres régions du monde ayant connu la colonisation (l’Asie ou l’Amérique Latine), il peut aussi y avoir ce sentiment très fort, mais cela s’est transformé en énergie positive. Dans le monde arabe, j’ai malheureusement l’impression que cela s’est transformé en énergie négative.
La colonisation influence-t-elle encore aujourd’hui la relation entre le monde arabe et l’Occident ?
Il y a une proximité entre l’Occident et le monde arabe et des échanges de populations qu’il n’y a pas avec le reste du monde. Depuis deux siècles, cette relation a connu des hauts et des bas, mais a surtout été marquée par le facteur colonial en effet. Cela a profondément marqué la vision occidentale. Aujourd’hui en France, il y a récemment eu un débat sur l’aspect positif de la colonisation. D’une part, la question est très mal posée, d’autre part, beaucoup seront tentés, pour justifier le colonialisme, de mettre en avant la construction d’hôpitaux ou encore la scolarisation des enfants. Le régime nazi a construit des autoroutes, personne n’oserait parler de l’aspect positif du nazisme.
Le problème du colonialisme, qui a forgé nos attitudes, c’est le mépris de l’Autre, l’idée selon laquelle il n’est pas égal. C’est toujours ancré dans les mentalités occidentale et israélienne. Cela marque toute l’histoire des relations entre l’Europe et le monde arabe. Aujourd’hui, c’est encore aggravé par les questions liées à l’islam. Comme on ne peut plus être ouvertement raciste au sens racial du terme, on devient raciste culturel : « ils ont des mœurs et des lois fondamentalement différentes, et ne peuvent donc pas vivre avec nous ». Après le 11 septembre 2001, j’avais lu un article où l’auteur disait: « Nous avons affaire à un ennemi bien pire que les communistes, car au moins avec eux on partageait un socle commun, tandis qu’avec les autres nous n’avons aucune valeur commune ». C’est cette mentalité qui pèse sur les relations entre l’Occident et le monde arabe.
Y a-t-il une “idéologie implicite” arabe, comme semble le sous-entendre Maxime Rodinson ? Chaque mouvement politique (socialiste, libéral, islamiste, terroriste) renvoie-t-il à la même problématique : l’indépendance face à l’Occident ?
Maxime Rodinson a raison. La question fondamentale de la région, depuis cent ans et plus, c’est l’indépendance. Pas seulement formelle, mais l’indépendance économique, politique et culturelle. C’est le projet dont Nasser était le porteur, à la fois moderne mais critique envers l’Occident. Or ce projet, ce sont les Occidentaux qui l’ont fait échouer, et qui a par conséquent donné naissance à d’autres mouvements, les mouvements islamistes. Il y a donc un réel aveuglement occidental. Les responsables politiques ont rarement une vision historique puisqu’ils sont élus pour quelques années. Ils sont aux prises avec des problèmes concrets tout en étant prisonniers de leur époque. Dans les années 1950, en Egypte, les Occidentaux croyaient sincèrement que Nasser était un agent soviétique, un pion soumis à une mainmise communiste, donc un ennemi qu’il faut casser. C’est une vision étroite à laquelle ils croient dur comme fer, et cela continue encore.
Ce qu’on a appelé les Printemps arabes, sont-ils la preuve que l’unité arabe est encore présente ou qu’elle existe de facto ?
Il y a un sentiment d’appartenance qui fait que lorsqu’un mouvement s’est déclenché en Tunisie, les voisins du monde arabe l’ont suivi de près. Il existe au moins une unité objective : dans le monde arabe, il n’y a pas eu de changement de régime depuis 2011. Ces régimes avaient pour point commun de nier les droits des citoyens. Partout, il y avait un arbitraire total de l’Etat vis-à-vis des citoyens. En Tunisie, le jeune Mohamed Bouazizi qui s’est immolé n’était pas politisé, c’était un simple citoyen.
Il y a aussi un rôle de la jeunesse particulièrement important. D’ailleurs, le regain démographique pose problème dans la région, et surtout en Egypte. Et puis, le troisième point commun dans le monde arabe, mais aussi ailleurs, c’est la lutte contre le désinvestissement de l’Etat dans les secteurs clés, comme l’éducation ou la santé, soit la lutte contre la libéralisation, promue par les Européens et les Américains. Cela dit, chaque pays arabe a sa propre histoire, ses particularités et ses différences.
Aujourd’hui, Daech prolonge-t-il le rêve brisé de l’unité arabe ?
Il va plus loin, il prolonge le rêve d’unité du monde musulman. Ce qu’on ne perçoit pas dans Daech, car on ne voit, et à juste titre, que les atrocités barbares, c’est qu’il s’agit d’une utopie : la reconstitution d’un grand empire musulman. Les gens y vont avec l’idée de changer le monde et d’instaurer un régime juste sur terre. La capacité de mobilisation de Daech est très réduite actuellement, mais l’attraction est bien réelle. Leur discours a fait écho un peu partout.
En France, il y a eu un débat sur une formule : « Assiste-t-on à la radicalisation de l’islam ou à une islamisation de la radicalité ? ». Ce dernier terme est intéressant, même si on peut discuter la formulation. Dans les années 1950, il y avait plein d’utopies. En Egypte, le parti communiste pouvait faire descendre des milliers de personnes dans la rue, alors même que le principe du parti était l’athéisme. Le socialisme était aussi une force de contestation d’un ordre injuste. Tout cela s’est évaporé. Il n’y a plus de socialisme ni de communisme. Par conséquent, comment peuvent s’exprimer les contestations de l’ordre occidental et de l’ordre interne, injuste lui aussi. Il n’y a plus de forces pour les canaliser.
Propos recueillis par Nina Kozlowski