Lorsqu’on observe l’audience de Donald Trump, candidat républicain à la présidence américaine, on se rend compte de l’ampleur d’une certaine convergence entre une partie de l’opinion occidentale et le fondamentalisme islamique dans la perception de l’islam. C’est cultiver l’amalgame et évacuer l’histoire. C’est comme si l’on établissait une équivalence parfaite entre le christianisme, les hérésies et l’Inquisition du passé, ou le messianisme évangéliste du présent. A un autre niveau, c’est comme si on ramenait la sécularisation au modèle de la laïcité française qui a fini par inventer comme sanction la déchéance de nationalité, c’est-à-dire le statut implicite d’une nationalité probatoire au sein de la République.
Que nous apporte la perspective historique ? Il nous semble que trois moments importants méritent d’être rappelés pour mieux comprendre les rapports complexes entre islam, politique et violence. Il faut d’abord lire ou relire le livre magistral de l’historien tunisien Hichem Djaït intitulé La Grande discorde (1989) pour mieux comprendre la déchirure que connut la Oumma à ses tout débuts, entre le premier régicide de Othmane (35 de l’Hégire/ 655 grégorien) et l’établissement de la dynastie omeyyade (41/661). A la lumière d’une analyse historique subtile qui décrypte l’avènement de la Fitna à la lumière du contexte et de la psychologie collective de l’époque, Djaït montre que les enjeux de pouvoir étaient déterminants. Il conclut que durant cet épisode fondateur trois types de forces étaient à l’œuvre : un « islam radical et violent », un « islam historique et légitimiste » et un « islam politique et aristocratique ». Le troisième correspond à Mouawiya, le second est illustré par Ali et donnera le chiisme, et le premier est incarné par des guerriers, les qurrae’ (littéralement « lecteurs » ou « récitants » du Coran) qui furent à l’origine des Khawarij (littéralement « dissidents ») et qui assassinèrent les califes Othmane puis Ali qu’ils avaient réussi auparavant à mettre dans leur jeu.
Le deuxième moment remonte au milieu du XVIIIe siècle, avec les premières réactions devant l’avancée de l’Occident triomphant. Dans Tradition et réforme (2009), Abdallah Laroui souligne la dualité entre deux attitudes opposées. La péninsule arabique connut l’apparition du mouvement wahhabite, « une nouvelle version de la Tradition, plus dépouillée, plus raide, plus épurée que les précédentes, qui se glorifie de ne pas ajouter une virgule, un point diacritique à ce qu’elle rapporte des Anciens ». Cette idéologie prit le pouvoir dans le cadre de l’Etat wahhabite saoudien. Par contre, dans l’islam non arabe, en Turquie ou dans l’Inde musulmane, « la Tradition se défait, perd de sa rigidité », et la Loi coranique « éclaire, inspire, sans jamais empêcher ou même limiter toute législation devenue inévitable ». D’ailleurs, on oublie souvent que la majorité des musulmans vit actuellement au sein d’Etats laïques, parce qu’on a souvent tendance à confondre histoire de l’islam et histoire des Arabes. Le troisième moment commence à la fin de la Guerre froide et s’approfondit avec la globalisation. Une nouvelle alliance est scellée entre l’Occident et les pétromonarchies arabes contre le pouvoir communiste afghan soutenu par les Soviétiques, puis contre la révolution iranienne. C’est la guerre par procuration. L’Occident vante les exploits du jihadisme animé par l’idéologie wahhabite. Ce jihadisme changera de camp et se retournera contre ses commanditaires, puis se mondialise avec Al Qaïda. Il se déplacera plus tard vers l’Irak dévasté par les Américains après ses aventures iranienne puis koweïtienne, ensuite vers la Syrie et les autres pays où le « Printemps arabe » enclenche la guerre civile. Avec Daech et « l’Etat islamique », la violence diffuse est favorisée par le nouveau contexte international du « désordre multipolaire ». Elle exprime aussi les effets de la « déculturation » et de la « déterritorialisation » qui affectent le phénomène religieux à une échelle plus large (Olivier Roy). Cette rétrospective permet de mieux situer les clivages du présent car, du côté des Occidentaux et des Arabes ou des musulmans, l’effervescence actuelle tend à enfermer les peuples et les élites dans deux attitudes problématiques : soit on s’auto-culpabilise, soit on se disculpe en recourant à la théorie du complot.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane