Le terme bourgeoisie a suscité, à travers les âges, des approches contradictoires et des sentiments mitigés. Craintes et frayeurs, conjuguées à une jalouserie secrète vis-à-vis d’une entité qui s’est enrichie en pratiquant la course en haute mer, au détriment de flottes commerciales de tous pavillons. Mépris et envie envers ces habitants des gros bourgs, dont les revenus provenaient du négoce et qui n’avaient que condescendance dédaigneuse pour les métiers manuels. Admiration et inquiétude à l’égard de cette catégorie sociale émergente qui a joué un rôle d’avant-garde dans les grandes mutations économiques et les révolutions politiques. Au Maroc, nous avons connu cette série de transitions, avec un certain décalage dans le temps, selon notre propre historicité, ainsi que les nuances et les particularités qui sont les nôtres. Au pays totalement agricole que nous étions et que nous demeurons en grande partie, la propriété terrienne constituait le principal moyen de production et d’enrichissement. La terre n’était pas seulement une source de revenu, elle conférait aussi un statut de prééminence sociale à partir de féodalités locales et de fiefs tribaux. Malgré l’existence de filières commerciales, en particulier dans les villes ancestrales, la fortune s’évaluait à l’aulne des hectares possédés et de l’ampleur des domaines. Cette situation va fortement évoluer avec le protectorat qui aura eu, plus a posteriori que sur le moment, un effet d’accélération et de remodelage de la cartographie sociologique du pays. L’engagement de cette bourgeoise encore embryonnaire dans le mouvement national ne peut être séparé de sa marginalisation par une administration coloniale qui, tout naturellement, favorisait les résidents français. Le noyau d’une bourgeoisie en gestation va réagir à une double oppression, celle d’un élan nationaliste indéniable porté par le droit, explicitement exprimé, à l’usufruit exclusif en matière d’économie et d’échange. Cette dernière frustration était soutenue par ce vœu ardent qui sera largement exaucé après la levée du protectorat. On a ainsi vu se former, avec une rapidité certaine, qui a parfois pris de vitesse le temps réel, une bourgeoisie nationale avide d’avoir et de pouvoir. Les anciens propriétaires terriens ont eu du mal à se mettre à l’heure d’une situation nouvelle ; à se recycler et à intégrer les circuits inédits d’une économie moderne en formation. Exception faite de ceux dont la propriété était touchée par la grâce d’un périmètre urbain extensible et hautement fructueux. La spéculation foncière était lancée, timidement, lentement mais sûrement, pour atteindre, au jour d’aujourd’hui, des sommets qui défient l’entendement. Difficile de parler des conditions de formation de la bourgeoisie marocaine, post-indépendance, sans évoquer le rôle de l’Etat du Maroc indépendant. Il est un fait avéré que les deux ont connu un processus de construction quasi-parallèle. Ceci d’un point de vue strictement historique, sans jugement de valeur à l’emporte-pièce et sans schémas réducteurs et préconçus. Le mode opératoire s’est appuyé sur deux actes législatifs majeurs, la marocanisation et la privatisation dans les années 1970 et 1980. Ces deux événements, d’une importance historique certaine, ont été déterminants dans la croissance de la surface financière d’une bourgeoisie qui pointait à peine sous le poids économique, encore dominant, de l’ancienne métropole coloniale. Se sont ainsi constitués des capitaux d’une dimension non-négligeable, suite à la cession impromptue des biens de l’Etat et l’application du principe de la préférence nationale dans les secteurs du commerce et de l’industrie; sans oublier la récupération des terres agricoles sous possession française, celle des colons ou de la Résidence générale. Suite à cette opération, au grand impact économique et sociologique, deux questions taraudaient les esprits : le principe de l’Etat redistributeur des richesse nationales, sous le sceau de l’équité sociale, a-t-il été sauf ? La constitution de ces fortunes, à la fois spontanées et substantielles, pouvait-elle se faire par le seul jeu des mécanismes de l’économie de marché ? A ces deux interrogations, chacun pourra apporter son propre sentiment empirique ou, mieux encore, se rapporter aux travaux de recherches universitaires sur le sujet. Notre dossier du mois y est, précisément, consacré. De toute façon, la généralisation étant une marque de faiblesse du raisonnement, on n’y cédera pas. Car, il n’est pas question de mettre toute la bourgeoisie sous cet angle de vision, auquel cas celui-ci serait un prisme déformant. Et c’est tellement vrai que la bourgeoisie marocaine n’est pas une entité homogène, ne serait-ce que par la taille du patrimoine. L’écart entre les étages de cette formation est trop grand et la compétition tellement rude que les petits poissons ont de moins en moins de chance de devenir grands.
Le numéro que vous avez entre les mains couvre comme chaque année, à pareille époque, les deux mois d’août et de septembre. En vous souhaitant bonne lecture, nous vous retrouverons au début du mois d’octobre. Très bonnes vacances.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION