Nous sommes loin de la conjoncture exceptionnelle de 2011. Les jeunes des pays du Maghreb et du Moyen-Orient ont effectué à cette phase une irruption dans l’espace public et ont soufflé un air de liberté et d’espoir sur la morosité ambiante. On disait à l’époque que «le mur de la peur a été démoli» et que de «nouvelles énergies populaires s’attaquent vaillamment au despotisme, au népotisme et à l’impunité». L’action civile et civilisée des jeunes dans cet espace arabe a provoqué l’adhésion de groupes sociaux et politiques diversifiés et a été, sans conteste, un événement majeur. Des despotes sont tombés, tels Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, et Abdallah Saleh. Des fissures ont lézardé les structures de systèmes politiques conservateurs, comme au Bahreïn, au Maroc, et en Algérie. L’impact était certes inégal, mais l’alerte était du même degré. Les régimes avaient peur et chacun réagissait selon son histoire, ses relations internationales, et son savoir-faire sécuritaire. Une lame de fond traversait ce large espace, riche de son histoire et de ses ressources naturelles, et dont les populations souffrent sous le poids de la pauvreté matérielle et intellectuelle. Des analystes, des chercheurs, et de simples observateurs s’interrogeaient sur la nature, l’ampleur, et la profondeur historique de l’évènement. Les uns parlaient d’un mouvement social, les autres d’un mouvement politique. Certains croyaient en un éveil arabe annonciateur d’une modernité en marche. Ils comparaient alors les mouvements initiés par les jeunes et leurs dimensions de massification aux révolutions de 1848 dans plusieurs pays d’Europe. Les révolutions qui ont annoncé l’arrivée dans les champs politiques d’un nouvel acteur : la classe ouvrière ou prolétariat. D’autres comparaient l’action des jeunes dans le monde arabe à celle des Européens de mai 1968. Comme ces derniers, le « mouvement n’avait pas de lendemain, mais il avait un avenir », selon la célèbre citation du sociologue français Alain Touraine.
Ce qui était appelé communément « printemps arabe » n’était considéré comme un épiphénomène que par une minorité. Au-delà de son origine, il était observé comme un ébranlement général, voire un tremblement. Que son avènement résulte de l’accumulation des colères des peuples face au despotisme et l’injustice, ou d’une machination américaine pour asseoir « le chaos créatif » et favoriser l’émergence d’un « nouveau Moyen-Orient », il est resté durant deux ans un évènement incontournable. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Excepté l’expérience tunisienne, qui fait figure d’un petit laboratoire, l’état général est celui d’un délabrement profond. Un délitement des États, une déperdition des valeurs, une recrudescence de la violence, et la floraison de petites identités toutes plus meurtrières les unes que les autres. Les cas syrien, irakien, libyen, et yéménite ne sont que les signes annonciateurs d’un chaos éventuel. Comment expliquer ce passage brutal du « printemps » à « l’hiver » ? Manipulation par les États-Unis et Israël ? Ceux qui expliquent l’Histoire par des théories de complots le croient. Incapacité structurelle des sociétés en terre d’islam à muter vers la modernité ? Ceux qui pensent cela conçoivent l’islam comme religion et idéologie totalitaire qui étouffe dans l’œuf toute aspiration à la modernité culturelle et politique. Les interprétations intégristes et fondamentalistes de certains prétendus oulémas alimentent ce point de vue. Il va sans dire que je ne partage, avec ces interprétations, ni l’explication par le complot, ni l’affirmation que l’islam soit le problème, comme il n’est pas non plus la solution. Une partie des jeunes qui ont grossi les rangs des initiateurs du « printemps arabe » sont enrôlés aujourd’hui dans les troupes et réseaux de Daech. Hier, ils s’enflammaient pour « l’État civil ». Aujourd’hui, ils prêchent la légitimité du califat d’Al Baghdadi. Sont-ils de simples mercenaires, ou des illuminés dérangés ? Ni l’un ni l’autre, à mon sens.
Ces jeunes ne sont que la frange qu’avance chaque société de cet espace pour exprimer son désarroi, face à une mondialisation étouffante et un état d’injustices et d’assujettissement humiliant. Les mémoires collectives retiennent qu’il fut un temps (entre les VIIIème et XIVème siècles) où le monde parlait arabe, où la civilisation arabo-musulmane rayonnait par sa science et sa pensée. En matière de gouvernance politique, on érigeait même la période des quatre califes en « âge d’or ». La mythification de ce passé, conjuguée aux sursauts de dignités bafouées par les despotismes locaux, la partialité des États-Unis et de l’Europe, l’impunité d’Israël, et les injustices sociales et économiques, favorise le rêve de la résurrection de cet « âge d’or »… Ce passé est mort dans la réalité du processus historique. Mais, il est au contraire bien vivant dans l’imaginaire collectif. L’absence d’une conscience de la mort de ce passé glorieux plombe toute tentative de penser et de promouvoir un avenir moderniste bien de chez nous. C’est l’affaire des intellectuels, s’ils arrivent à s’affranchir des carcans idéologiques qui les enchaînent. En attendant les grands combats pour la modernité, les petites guéguerres identitaires aggravent, chaque jour, l’état de délabrement.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane