Entre silence et solitude, les élites marocaines renvoient parfois à une figure inutile. Entre ces élites et les bases, le lien est coupé. Au moment où le pays à besoin de son élite pour recréer le lien, refaire la société et produire des projets de développement. Analyse.
Parmi les interrogations formulées par nos compatriotes lors des manifestations d’Al Hoceïma et dans d’autres villes figure le mutisme inquiétant de nos partis et, plus généralement, de notre élite politique. Cette question revient comme un leitmotiv, comme si la société découvrait la vacuité du pouvoir et le silence embarrassant de son élite politique ; comme si ces acteurs qui siègent et qui palabrent dans de nombreuses assemblées ne sont que des figures inutiles ou des acteurs atones. Difficile de l’admettre au moment où le pays a besoin de son élite pour recréer le lien, refaire la société et produire des projets de développement.
Une élite coupée de la société
Hélas, l’absence de l’élite dans l’action publique n’est pas quelque chose de nouveau et son mutisme ne date pas d’aujourd’hui. Tout semble avoir commencé à partir des années 1980. Le contexte des élections de 1977 inaugure cette ère de régression de l’élite politique par l’expérimentation des combines, des tractations, de la falsification, des arrangements et des accommodements. Depuis, d’une élection à une autre, le processus de dégradation politique s’accélère, favorisant l’émergence de pratiques rétrogrades ayant conduit à l’effritement du lien social, à la déliquescence politique, à la perte des valeurs et à la compromission des militants de gauche. À qui la faute ? Au pouvoir ou à l’élite elle-même ? Ou aux deux en même temps ? La lecture des contextes et des événements laisse d’abord apparaître une responsabilité immense de l’Etat face à sa volonté de monopoliser les processus de régulation du pouvoir et tenant à tout prix à affaiblir les partis politiques. Il s’est Tribune ingénié à casser les appareils de médiation, à les marginaliser, à les diviser et à placer certains d’entre eux sous la coupole de dirigeants peu crédibles, sans aura ni compétences particulières, à atomiser le champ politique et à dépolitiser le pays.
L’Etat n’a pas horreur du vide
De son côté, l’élite politique s’est laissé faire sans manifester la moindre résistance. Au contraire, elle s’est vite accommodée aux privilèges du pouvoir et à ses multiples récompenses. Ayant pris goût à l’argent et aux symboles de violence du pouvoir, elle n’a jamais tenté de reconquérir sa légitimité ou de redorer son blason vis-à-vis de la société. Le résultat est tragique. Au lieu de moderniser l’élite et de laisser s’épanouir des réseaux d’intermédiation puissants, l’Etat a créé le vide et se trouve aujourd’hui face à une société qui fabrique ses meneurs, ses leaders, ses héros, ses réseaux de communication et de mobilisation. La nature, dit-on, a horreur du vide. Par ailleurs, l’élite est restée prisonnière des schémas classiques où dominent des relations de loyauté et d’allégeance qui sont inextricablement liées aux motivations et récompenses matérielles. Peu impliquée dans les processus de gestion et de conception, c’est une élite qui fuit le débat et la confrontation, évite de voir la vérité en face. On ne sait rien de ses idées sur le libéralisme, sur l’aménagement du territoire, la démocratie, le modèle de développement en cours, la culture, la décentralisation, l’éducation, la modernité ou la géostratégie par exemple. Nomade et instable, ses convictions politiques sont floues et ses prises de position sur les problèmes sociétaux et économiques sont fluctuantes et parfois ambiguës. Une partie de cette élite vit comme étrangère dans son environnement et reste très éloignée des préoccupations des populations. Sa connaissance ou sa maîtrise des indicateurs socio-économiques du pays est générale ou approximative. Une fois « cooptée », l’élite s’adonne à cet étrange jeu de transhumance d’un parti ou d’un poste de responsabilité à un autre dans un cercle quasi fermé, sans laisser de traces tangibles au niveau de l’action publique. Le problème dans notre pays n’est pas de s’initier à l’exercice du pouvoir mais comment l’acquérir par n’importe quel moyen et comment le garder le plus longtemps possible. Le rapport au pouvoir est inscrit dans une logique d’intérêt, de profit et de jouissance matérielle ou symbolique. Les partis politiques sont d’abord des clubs d’intérêts et non des structures d’encadrement, et les citoyens le savent. Il est aujourd’hui acquis que l’individualisation et le narcissisme ont pris une forme absolue, accomplie. Dans ce contexte, l’intérêt général devient un concept inconsistant, vide de sens. L’appartenance sociale devient un repère purement formel et l’engagement public un simple slogan.
Oublier les pratiques d’hier
En plus, les dirigeants des partis sont tiraillés entre les pratiques traditionnelles à caractère tribal, familial, féodal et les contraintes légales et rationnelles du droit et des institutions. À ce propos, on ne manquera pas de relever la domination d’un mode de relations fondé sur la fidélité et le loyalisme entre le chef / zaïm et «le militant », semblable à celui qui régit la relation entre le cheikh soufi de la zaouia et son disciple (A. Hammoudi). Abdelilah Benkirane a tout fait pour imprimer au pouvoir un caractère « maraboutique». En vain. Dans l’ensemble, la crise de l’élite marocaine peut être systématisée autour des éléments suivants : c’est une élite acculturée, asociale et dépolitisée. Acculturée d’abord, parce que cette élite n’a pas les ressources intellectuelles nécessaires pour proposer, décider et agir. C’est une élite généraliste, spécialiste du discours et du quantitatif. Elle ne contribue pas à la promotion politique et culturelle, et occupe beaucoup plus l’espace des faits divers que ceux du débat et de la réflexion. Asociale ensuite, l’élite est coupée de son milieu, pivotant autour d’un chef –parfois parachuté ou imposé- en attente de privilèges ou de promotion. Elle n’est pas créatrice du lien social, au contraire, elle s’accommode remarquablement des exigences du pouvoir. Dépolitisée enfin : l’élite politique perd tout intérêt pour un engagement entier dans la vie de la nation et des populations. L’élitisme marocain, au stade où il est parvenu aujourd’hui, provoque l’asthénie, l’immobilisme et le désenchantement. Alors que faire pour mettre l’élite au service du peuple ?
Que faire pour mettre un terme au modèle paranoïaque qui empêche la société d’avancer ? Le moment n’est-il pas venu de favoriser l’émergence d’un élitisme fondé sur la mobilité, la compétence, le mérite et, surtout, la vocation du service ?
La relève des élites est d’actualité dans tous les pays du monde s- regardons ce qui vient de se passer en France avec l’avènement d’Emmanuel Macron à la tête de l’Etat-, mais les moyens d’y parvenir sont variables. Dans tous les domaines, notre pays est confronté à cette relève de générations. Il a besoin d’une nouvelle élite pour avancer. Pour ce faire, il faut désormais avoir le courage d’opérer une rupture radicale par rapport aux pratiques d’hier dans la manière de choisir les hommes et les femmes, notamment politiques. C’est une condition sine qua non pour la mise en place de fondements solides et durables d’une société moderne et démocratique. Il faut reconstruire le politique ou s’attendre au chaos. Les voies du renouveau existent et relèvent du domaine du possible. Aristote disait que « le politique détermine l’être de l’homme. Il faut restituer le politique ». C’est la seule façon d’avancer.
Ali Sedjari
Professeur à l’université, Mohammed V
TU VAS NOUS LIBERER.