Moncef Marzouki incarne un rêve. Celui de la transition démocratique dans les sociétés arabes. Afin d’endosser un tel costume, le courage ne suffit pas. Il faut une pensée et une volonté d’action.
Il y a chez Moncef Marzouki quelque chose qui rappelle Louis Blanc, le concepteur de la révolution française de 1848, sauf que ce dernier avait lamentablement perdu, pour être dépassé sur le plan du commerce des idées par les socialistes radicaux, et par la contre-révolution portée par Napoléon III. Marzouki a encore le regard rivé sur l’avenir et change ses armes, au gré des circonstances et des combats. Il dispose d’une arme redoutable qui a fait la grandeur des nations et qui a déserté l’espace public dans le monde arabe : la pensée. Un politique, n’en déplaise à Weber, devrait être homme de pensée, et un homme de pensée doit voir ses idées transformées en actes. Gramsci avait donné l’astuce que porte, sans gêne, Marzouki : agir en homme de pensée, et penser en homme d’action.
Enfant, il était engagé, comme il le dit dans cette interview, dans le sillage de son père, qui repose pour l’éternité à Marrakech. Le jeune Moncef était dans les premiers combats contre l’autoritarisme de Bourguiba, et celui, encore plus étouffant, de Ben Ali. Il avait choisi, comme d’autres, le levier des droits de l’homme. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’était qu’un prétexte pour venir à bout des chapes de plomb de régimes répressifs et arrogants, et jeter les bases de la démocratie. Quand le sol avait bougé sous les pieds des régimes autoritaires dans ce qui était le printemps arabe, Marzouki est rentré de son exil de France pour se jeter dans l’arène. Il dira alors, dans un article fort apprécié, sur les colonnes du «Monde» du 20 avril 2011 : «La révolution arabe est une révolution normale. Comme toutes les révolutions, elle entraîne une phase de chaos, de contre-révolution, de luttes intestines et d’instabilités au fur à mesure que prennent forme les nouvelles configurations politiques». Qui pourrait aujourd’hui le contredire? Mais cette vision lucide présuppose une pensée des ayants-droit d’abord, et une aide, voire une complicité, de l’Occident. C’est aussi une chance pour l’Occident de voir la rive sud de la Méditerranée se mettre au diapason de l’universel, mais celui-ci devra changer de paradigme. Le même Marzouki disait: «S’ils veulent participer à l’histoire qui s’écrit à leur frontière sud et pas seulement en subir les contrecoups, les Européens – maiségalement les Américains – doivent mettre au point de nouveaux concepts, une nouvelle approche et une vision du monde arabe rompant définitivement avec les anciennes représentations désormais obsolètes». Président, il avait déchanté sur l’engagement de l’Occident. Il ne mâchera pas ses mots, et le criera, comme il ne ménagera pas l’ordre arabe ancien, celui-là même qui s’est évertué à étouffer l’élan démocratique, à coups de moyens et de machinations.Marzouki promet à ses instigateurs l’échec, car ils se trouvent à contrecourant de l’Histoire. Le combat de Marzouki n’est pas que pour la Tunisie, n’est pas que pour le Maghreb, mais pour tout le monde arabe. Il est, sans conteste, l’un de ses meilleurs concepteurs, car il rallie foi et raison, action et pensée, engagement et recul. Peut-on passer sous le boisseau un de ses combats, pour la langue arabe ? En portant la main sur ce lien, par la valorisation des dialectes, c’est tout le ciment qui se délitera, c’est toute la mémoire qui disparaîtra. Marzouki n’est pas qu’un politique, n’est pas qu’un homme d’Etat, mais une conscience. Et comme toutes les consciences, il dérange. Ecoutons-le.
Par Hassan Aourid
Lire la suite de l’article dans Zamane N° 86