On associe souvent le mot islâm à la «soumission» à Dieu et le muslim à un croyant «soumis». Or, le principe de soumission n’était pas vraiment opérationnel dans une société de tribus, à l’époque de Muhammad. L’obéissance n’était jamais absolue. Elle était toujours contractuelle et adaptable aux situations rencontrées. Il n’est donc pas inutile d’examiner le corpus coranique qui tourne autour de ces mots. On constate d’abord que ce corpus est beaucoup plus présent en période médinoise que mekkoise. D’autre part, il ne compte en tout que 82 occurrences, toutes formes verbales, nominales ou participiales confondues. C’est très peu si on compare avec les usages ultérieurs. Le mot islâm n’est mentionné que 8 fois.
En arabe, islâm est le nom verbal (le fait de faire quelque chose) du verbe aslama. Muslim est le participe actif. Le sens doit être précisé en contexte coranique sans interférer avec la traduction habituelle. Ainsi, en français, le mot «islam» comme religion des «musulmans» ne donne aucune idée du sens d’origine. Lorsqu’une expression est devenue tellement courante que l’on ne s’interroge plus sur son sens premier, il est utile de chercher une formulation qui permette de remonter la piste du sens perdu. Il se peut que le Coran nous offre une clé de compréhension dans aslama wadjha-hu lil-lâh, de 2, 112 (qui est reprise dans 4, 125 et 31, 22). La traduction habituelle par «il soumet sa face à Dieu» pose problème. Il faut certainement revenir vers une posture concrète. Elle serait celle de celui qui tourne sa face, wadjh, vers Dieu comme on le fait vis-à-vis de quelqu’un, qu’il soit homme ou dieu, dans la situation d’un salut qu’on lui adresse, salâm. Cela implique une attitude pacifique d’acceptation et d’ouverture à l’autre.
Dans le Coran, salâm désigne aussi la paix et le lieu de paix. Mais pour accéder à ce lieu, il faut avoir choisi le bon allié, walî, celui qui est en capacité d’assurer la protection de celui qui a accepté d’entrer en paix avec lui.
Dans la société du Coran, cela impliquait de conclure un contrat avec l’allié que l’on avait choisi et d’en respecter les termes. Le passage de 6, 127 dit cela en quelques mots, la-hum dâr al-salâm ‘inda rabbi-him wa-huwa waliyyu-hum bi-mâ ya’malûn. «A eux le lieu de paix, pour ce qu’ils ont fait (en ce monde) auprès de leur Seigneur qui est leur allié». Le muslim ne serait pas le «soumis» mais, le «contractant», celui qui accepte le contrat passé avec Dieu. Le mot islâm entrerait ainsi dans la problématique de l’alliance qui est si importante dans le Coran et qui constituait l’un des fondements de la société de l’époque. C’est en ce sens qu’il faudrait comprendre l’expression mise dans la bouche d’Abraham de 2, 128, « Notre Seigneur, rabba-nâ, prends-nous comme tes contractants idja’lnâ muslimîn laka, et fais de notre descendance, un groupe (bien guidé), umma (qui demeure) contractante avec toi, muslima la-ka ».
C’est de la même manière qu’Abraham est revendiqué par le Coran, comme un muslim, autrement dit comme celui qui est resté «fidèle contractant» avec Dieu (3, 67), alors que, selon le Coran, après lui, judéens et nazaréens ont dévié de cette voie.
On est alors en pleine polémique politique et idéologique contre les rabbins médinois qui ne reconnaissent pas Muhammad. On a souvent opposé l’islâm comme soumission extérieure à imân qui serait la foi par le cœur. Le Coran s’exprime dans 49, 14, d’une manière toute différente. Nous sommes des « mu’min », âman-nâ, disent les bédouins al-a’râb. Non, leur est-il répondu, (contentez-vous) de dire nous sommes des « muslim », aslam-nâ. Le mu’min n’est pas «celui qui croit», selon le sens actuel et très affaibli qu’on donne au mot. C’est celui qui s’engage et qui agit dans le cadre de l’alliance qu’il a conclue avec Allah. Le muslim n’est pas celui qui «se soumet» mais celui qui se présente comme pacifique. Il demande et obtient en contrepartie sa sauvegarde de la part d’Allah, de Muhammad et de ses partisans. Le Coran reste donc, là encore, totalement en accord avec l’éthique tribale du respect des contrats. Concernant la réponse faite par le Coran aux bédouins, elle rend compte du fait que, dans la société de Muhammad, contrairement aux fractions tribales composées d’hommes de cité, on ne pouvait guère compter sur les bédouins. En effet, dans une situation de combat qui réunissait plusieurs groupes tribaux, ils faisaient toujours passer l’intérêt particulier de leur groupe de parenté avant tout.
Au moindre péril, ils se retiraient pour ne pas perdre un homme des leurs qui serait tué et qui les affaiblirait. Cet examen du texte du Coran nous permet de conclure que la notion d’islam et de musulman, comme adhésion religieuse, ne deviendra dominante que lorsqu’elle aura pu se séparer de son substrat tribal et des alliances contractuelles qui constituaient l’armature de la société. On peut dater ce basculement de l’émergence d’une société nouvelle et fortement hiérarchisée à l’époque abbaside.
Par Rachid Benzine