L’élection présidentielle française intéresse de près le Maroc, pour qui l’Hexagone représente le plus fidèle allié depuis l’indépendance. Nicolas Sarkozy ou François Hollande, le Maroc a-t-il choisi ?
La France est le premier investisseur au Maroc, le premier fournisseur de touristes et le principal allié diplomatique du royaume. L’enjeu des élections présidentielles dépasse donc largement le simple stade de la curiosité. Bien que discret sur la question, l’Etat marocain se préoccupe également du sort des Marocains vivant dans l’Hexagone. Une population qui a subi, ces derniers temps, une politique stigmatisante qui remet en cause les valeurs d’ouverture et de tolérance. D’un autre côté, les échanges économiques se sont intensifiés entre les deux pays. Les projets communs entrepris sont tantôt décriés, comme c’est le cas pour le TGV, tantôt encouragés, comme pour la mise en place de l’usine Renault à Tanger. Mais le rôle historique de la France au Maroc a toujours été au cœur du débat. Une relation complexe née concrètement en 1912, année où le traité de Fès a lié à jamais le destin des deux Etats. Après 44 années de protectorat et de présence française sur le territoire marocain, une nouvelle page de l’histoire commune est entamée, avec ses succès mais aussi ses fâcheries. L’interminable affaire Ben Barka, par exemple, a jeté un froid entre les deux pays. Difficile de sortir d’une relation dominant-dominé et d’éviter les vexations. L’ère François Mitterrand a également marqué les esprits, surtout celui de Hassan II, confronté à la remuante Danielle Mitterrand, épouse du président, qui ne s’est pas privée de dénoncer les graves dérives autoritaires des années de plomb. Aujourd’hui, printemps arabe oblige, la France, conciliante avec les pires régimes de ses anciennes colonies, semble vouloir enterrer ses vieux démons. Il reste néanmoins difficile pour Paris de remettre systématiquement sur la table les carences démocratiques du royaume. La promesse d’être à l’écoute de la société civile marocaine semble difficile à tenir, tant le soutien à la monarchie semble indéfectible. Sur le plan diplomatique, la France, membre permanant du Conseil de sécurité de l’ONU, est un allié de poids pour le Maroc, qui compte bien sur son soutien pour régler définitivement la question du Sahara. Malgré un partenariat qui semble immuable, il est légitime pour le Maroc d’accorder une attention toute particulière à l’élection présidentielle française, d’autant que les Français réclament, un peu plus que d’habitude, de réels et profonds changements.
Peut–on parler d’une relation post-coloniale entre la France et le Maroc ?
Jawad El Kerdoudi : Le lien historique qui unit les deux pays est aujourd’hui incontournable. Avec plus de 40 ans de présence française au Maroc, on ne peut nier que l’identité de la France est imprégnée au Maroc. De par la construction des routes, des écoles et de toutes sortes d’infrastructures, le lien est devenu indéfectible. Contrairement aux Algériens, les Marocains ont tendance à oublier la colonisation, ou se contentent de minimiser son impact. Il existe d’ailleurs de nombreux avis qui vantent les bienfaits de cette colonisation. La face douloureuse de notre histoire commune est plus facilement mise de côté, pour laisser la place à une étroite et intime collaboration. Cette situation n’est pas seulement due aux relations passées, mais aussi dictée par des intérêts économiques communs. Je rappelle d’ailleurs que près d’un millier d’entreprises françaises sont implantées au Maroc. De même, la plus grande communauté marocaine à l’étranger vit en France.
Olivier Deau : En effet, contrairement à ce qu’elle a fait en Algérie, la France n’a pas détruit les structures sociales et politiques du Maroc. Après l’indépendance, le royaume s’est également inspiré de ce que l’administration française avait réalisé. Il est évident que l’élite marocaine a gardé une filiation profonde avec le système français. En ce qui concerne l’économie, je ne pense pas que l’on doive réduire ces relations au mot-valise « France-Afrique », terme d’ailleurs connoté très négativement, parce que ce n’est pas une prédation économique qu’exerce la France. L’Etat marocain s’est réapproprié et a nationalisé son économie dans les années 1960-70. Il n’y a pas d’intérêts strictement coloniaux qui ont subsisté après 1956, mais tout un faisceau de relations économiques et culturelles.
Est-ce le rôle de la France de surveiller les conditions de la démocratie au Maroc ?
J.E.K. : Je crois que la les valeurs de la démocratie et du respect des droits de l’homme sont désormais universelles. Vous me trouverez peut-être un peu trop optimiste, mais j’ai la conviction que la marche vers la démocratie est inéluctable. Le fait que la France rende publiques ses remarques sur les lacunes démocratiques du Maroc ne me gêne pas outre mesure. Au contraire, je le perçois presque comme un geste amical, de simples conseils pour inciter notre pays à toujours aller dans le bon sens. Je ne pense pas que l’on puisse parler d’ingérence française. Toutefois, lorsque la France traite avec ses anciennes colonies, il faut qu’elle le fasse avec un maximum de tact, pour éviter de froisser des partenaires.
Les exemples de «rappel à l’ordre» de la France au Maroc sont plutôt rares dans l’Histoire, mais ils sont souvent l’action du Parti Socialiste. La France n’a-t-elle pas besoin de préserver ses intérêts économiques au détriment des avancées démocratiques au Maroc?
O.D. : La présidence de gauche en France, en la personne de François Mitterrand, coïncidait avec une période très particulière de la politique marocaine. A cause des nombreuses répressions de cette époque, qui se sont traduites par un nombre important de prisonniers politiques ainsi que par la découverte de bagnes secrets, le président de gauche a eu le grand mérite de poser certaines questions dérangeantes. Hassan II a d’ailleurs compris ces évolutions, puisqu’il est l’un des rares en Afrique du Nord à avoir amorcé, dans les années 1990, une ouverture politique. Depuis lors, le Parti Socialiste comme la droite gouvernementale sont presque systématiquement sur la même ligne quand il s’agit du Maroc. Dernièrement, les réformes politiques introduites dans le royaume font l’objet d’encouragements, que ce soit de la part du parti au pouvoir ou du principal parti de l’opposition. De plus, la France n’a pas forcément besoin de lier intérêts économiques et question des droits de l’homme au Maroc. Il n’existe plus de marchandage de ce type. Pour exemple, je ne crois pas que la vente du TGV au Maroc ait fait l’objet d’un « deal » incluant un silence sur des manquements démocratiques. Cette opération commerciale est par contre un exemple de promotion forcenée d’intérêts économiques sur la base d’une relation d’amitié, voire d’appui géostratégique.
J.E.K. : Concernant la relation entre défense des intérêts économiques et promotion de la démocratie, il me semble important de rappeler qu’une ouverture démocratique au Maroc est une excellente garantie pour les investissements français. Par contre, en ce qui concerne la vente du TGV, la rumeur dit qu’au préalable le Maroc était censé acheter les fameux avions militaires Rafale, et que finalement il s’est rabattu sur des chasseurs américains. C’est pour cela que la visite de Nicolas Sarkozy a été ponctuée par une vente de compensation, le TGV. Pour ce cas particulier, nous ne pouvons pas parler d’un circuit démocratique, d’autant que notre parlement n’a pas été consulté.
Justement, la France n’a-t-elle pas intérêt à se passer des circuits institutionnels et démocratiques pour faciliter ses affaires économiques au Maroc ?
O.D. : Les bonnes relations institutionnelles sont un atout pour la France mais dans le long terme, elle doit prendre d’autres facteurs en considération. De ce point de vue, les printemps arabes ont changé beaucoup de choses dans la pratique, notamment en obligeant à avoir une vision moins court-termiste des intérêts. Le jugement et la perception de la société civile sur toutes les formes de coopération entre Etats est aujourd’hui une donnée qui compte. Preuve en sont les propos tenus par Martine Aubry lors de sa dernière visite au Maroc, où je l’ai entendue émettre des réserves sur la vente du TGV en ces termes : « c’est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire dans la coopération avec le Maroc ». Elle ne remet pas en cause le fond du projet, mais plutôt la forme qu’a pris la mise en place de cette vente. Cette remise en question est, je le rappelle, très récente. Personne en France n’a réagi au projet TGV, alors même que ce dernier a été acté en 2007. Aujourd’hui la gauche se positionne et tend une oreille aux critiques émises par certaines associations marocaines parce qu’elle comprend bien le risque pour l’image de la France de paraître faire des petits arrangements. Ce n’est donc pas une question d’approche politique à contre-sens entre la droite et la gauche. A droite, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, arrivé en fonction après les déclarations d’appui de Michèle Alliot-Marie au gouvernement de Ben Ali, s’est beaucoup exprimé sur le nouveau rôle des sociétés civiles dans la région. Je rappelle que le soutien de Paris au régime de Ben Ali a été très mal perçu en France, et cette leçon a sûrement été retenue. Dorénavant, l’attention sera plus orientée sur la participation et l’implication de la société civile et des institutions comme le parlement.
J.E.K. : Je pense qu’une opération de type TGV ne pourra plus se reproduire après le printemps arabe. Quelle que soit l’issue de l’élection présidentielle, aucun gouvernement ne peut plus s’y risquer. Je suis d’ailleurs favorable à une rupture en la matière. Ce sont des pratiques obscures. Lorsqu’il y a des milliards de dirhams en jeu, il faut que des appels d’offres équitables soient organisés et que le parlement ait son mot à dire. C’est l’un des principal acquis que nous tirons des événements du printemps arabe, pourtant, nous n’y faisons que rarement référence.
Est-ce à dire qu’en quelques mois, un pays comme la France modifie ses pratiques douteuses concernant l’investissement à l’étranger, pour adopter un processus plus transparent et démocratique ?
J.E.K. : Absolument. N’oublions pas que les manifestants marocains réclamaient clairement dans leurs revendications un assainissement de l’économie, en dénonçant systématiquement l’économie de rente et la corruption. L’opinion publique des deux pays est devenue plus attentive à ce genre de considération, rendant les pratiques traditionnelles bien plus dangereuses à mettre en place.
O.D. : Il est préalablement légitime de se demander pourquoi la France en est arrivée à des pratiques autant en contradiction avec les régles qui s’appliquent sur son sol. Le pire est quand la France renie ses propres valeurs de transparence et de démocratie. Avant les révolutions arabes, je pense qu’il existait un genre de fatalisme qui condamnait de toute façon les pays arabes à encore plusieurs décennies d’autoritarisme politique. En somme, l’idée était celle de s’adapter au mode de gouvernance des pays amis avec qui il était possible de faire de bonnes affaires. Même une partie de la gauche avait fini par partager ce fatalisme et devenir assez pragmatique sur ces questions, en se disant qu’il n’existe pas à court terme d’autre moyen d’engager des collaborations. Néanmoins, c’est Nicolas Sarkozy qui reste probablement celui qui a le plus assumé et explicité cette approche avec les pays de la Méditerranée, disant en somme qu’il vaut mieux faire des affaires avec des pays aux lacunes démocratiques que de ne pas en faire du tout.
J.E.K. : Je souhaite préciser que ce comportement est intiment lié à la personnalité du président Sarkozy. Il a, dès le début de son mandat, revêtu le costume du haut représentant commercial de la France.
O.D. : La question de l’image est tout aussi importante. Je rappelle que le TGV coûte près de deux milliards d’euros, dont la moitié est financée par la France à un taux préférentiel. On ne peut donc pas dire que ce soit l’affaire du siècle. L’enjeu pour les présidents VRP n’est pas seulement économique, mais souvent électoraliste.
Les élections présidentielles qui ont actuellement lieu ne risquent-elles pas de modifier la politique économique de la France envers le Maroc ? Un futur gouvernement socialiste oserait-il, par exemple, une opération telle que l’implantation de l’usine Renault à Tanger ?
O.D. : Tout d’abord, je ne suis pas convaincu que le président Sarkozy et les instances politiques aient joué un rôle déterminant dans l’installation de cette usine à Tanger. La démarche de Renault est d’abord une démarche industrielle d’un groupe confronté à la mondialisation. L’effet recherché est surtout celui de produire à moindre coût et, à terme, de s’attaquer à de nouveaux marchés. Mais il s’agit plus d’une démarche de co-localisation et de formation de la main d’œuvre locale. J’y suis d’ailleurs totalement favorable parce que la démarche est également celle de participer à la stratégie industrielle du Maroc, sur des métiers fortement créateurs d’emplois. En prime, la firme Renault en tire avantage en créant de la valeur pour elle-même et pourrait la réinvestir dans la création de nouveaux emplois en France. Sur le plan politique, c’est vrai que le Parti Socialiste est en désaccord interne sur cette question précise. De plus, le thème du « produire français » est souvent utilisé pendant la campagne, ce qui ne colle pas avec l’image primaire de l’implantation de Renault à Tanger. Finalement, Martine Aubry a néanmoins soutenu la stratégie de la co-localisation notamment dans des pays proches comme le Maroc, avec des affinités culturelles et linguistiques, tout en rejetant la notion connotée trop négativement de délocalisation. Dans le cas de Renault, il faut rappeler que près de la moitié de l’investissement est réalisé par l’Etat marocain. C’est d’ailleurs en cela que je trouve choquant les raccourcis utilisés par une frange à gauche du Parti Socialiste, qui résume ce projet à une délocalisation sauvage.
J.E.K. : Evidemment, en tant que Marocain, je suis favorable à ce genre d’initiative, qui permet au pays d’améliorer sa production interne. Imaginez l’impact sur notre balance commerciale de pouvoir produire des voitures sur notre sol. Nous devons tout le temps défendre et encourager les investissements étrangers directs au Maroc. Ensuite, concernant la possibilité que cette politique change après les élections, il ne faut pas oublier que nous sommes en période de crise. Celle-ci s’ajoute à l’effet médiatique, il devient politiquement très difficile de faire accepter ce genre de mesure à la population et je le comprends très bien. Rappelons quand même que l’exemple de l’usine de Tanger peut devenir un modèle pour trouver une solution à la crise industrielle que connaissent les pays d’Europe. Dans une économie mondialisée, la concurrence est rude et les entreprises doivent constamment apporter de nouvelles solutions, dont celle de transférer un savoir-faire industriel à des pays partenaires. Au lieu de délocaliser et d’entraîner des pertes d’emplois, l’économie française pourrait se lancer dans un transfert par secteur d’activité. Grâce à cette externalisation, les décideurs politiques seraient moins décriés que lorsqu’ils autorisent des délocalisations plus classiques. Néanmoins, si le prochain président est socialiste, je crains qu’il soit très ou trop prudent sur cette question.
Le soutien diplomatique de la France, concernant notamment la question du Sahara, peut-il être un jour remis en cause ?
J.E.K. : Lors de la dernière visite de Martine Aubry, il apparaît clairement dans son discours que la solution du Maroc pour régler le problème du Sahara sera celle soutenue inconditionnellement par la France. Je ne suis pas trop inquiet à ce sujet car je pense que les relations étroites, à tous les niveaux, qu’entretiennent nos deux pays ne permettent pas une réévaluation du soutien diplomatique de la France au Maroc. Les dirigeants français, y compris les prochains, quel que soit leur bord politique, savent pertinemment que la question du Sahara est éminemment sensible au Maroc. L’argument que je défends constamment auprès des Occidentaux est celui de prôner une stabilité géopolitique dans une région où les tensions sont à leur plus haut niveau. Comment imaginer qu’un pays comme la France autorise l’émergence d’un Etat sahraoui fabriqué de toutes pièces sous influence algérienne ?
O.D. : Depuis 2006 et la proposition d’autonomie formulée par le Maroc, les deux partis de gouvernement, PS et UMP, s’accordent à dire que cette solution est la plus réaliste et la plus légitime. Par extension, la France encourage également un dialogue inter-maghrébin, qui ne concernerait pas forcément que la question épineuse du Sahara. L’idée est naturellement de renouer un dialogue sérieux entre le Maroc et l’Algérie. Aujourd’hui, le rapport de force est clairement du côté marocain concernant le dossier du Sahara au Nations Unies, puisque la plupart des membres permanents, dont la France, sont favorables au projet d’autonomie, et l’Algérie accepte de s’en remettre à la médiation onusienne.
Quel est l’enjeu des prochaines élections pour la communauté marocaine de France ? Doit-on craindre la politique de droite qui se durcit régulièrement sur ce thème ?
O.D. : Je ne pense pas qu’un second mandat de Nicolas Sarkozy puisse être différent du premier par rapport aux nombreuses mesures identitaires et sécuritaires mises en place ces cinq dernières années. Le durcissement constaté n’est pour moi qu’un support électoral destiné à séduire les électeurs d’extrême droite. Néanmoins, l’UMP a surfé sur le thème de l’identité nationale depuis 5 ans et cela risque de rester le cas. Quant à la gauche, elle évoque dans son programme la possibilité d’octroyer le droit de vote aux étrangers. Si cette mesure est adoptée, la constitution marocaine prévoit, dans son article 30, de permettre aux Français de participer également aux élections locales marocaines, ce qui en termes de citoyenneté participative entre les deux pays représente une excellente initiative d’ouverture.
J.E.K. : Je voudrais tout d’abord condamner la politique vexatoire et discriminante du gouvernement français ces dernières années. Elle a pour moi, gravement porté atteinte à l’image de Sarkozy et de la France en général. D’ailleurs les binationaux dans leur grande majorité risquent de voter socialiste. La communauté musulmane de France était, en 2007, bien plus réceptive au charme de la campagne de Sarkozy. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Si le Maroc ne réagit pas publiquement aux nombreuses offenses faites à sa communauté en France, c’est que les coulisses diplomatiques sont en marche, et que pour ce genre de questions, il est préférable de rester le plus discret possible.
Par Sami Lakmahri