« Il se passe des choses en Egypte », comme dirait le romancier Youssef Al Qa’id, dans une œuvre du même titre, qui avait marqué l’imaginaire des Egyptiens, lors de la guerre d’usure après 1967. Une révolution culturelle est en cours en Egypte où l’accent est mis sur la culture sans négliger l’économie, la déconstruction des modes de pensée et de gestion de l’Occident prend le dessus sur le mimétisme, l’analyse critique du discours religieux plutôt que sa diabolisation. Cette révolution a ses meneurs parmi les grandes figures de la pensée : Jaber Ousfour, Sayed Yassine, Abdel Mou’ti Hijazi, Nabil Abdelfattah et surtout le sociologue Jalal Amin, fils du grand littérateur Ahmed Amine, qui a défrayé la chronique avec un excellent ouvrage, « Qu’est-il arrivé à la révolution égyptienne », traduit en anglais déjà. Mais cette révolution a ses jeunes épigones hardis et décidés. Le fin mot dans cette phase de repli identitaire, de récession économique, de redistribution des cartes géostratégique et de doute, est de disséminer l’espoir.
On est loin du simplisme de la politique d’al Infitah de Sadate et sa version caricaturale sous Moubarak, qui a donné naissance aux « chatons gras » (al qitat assimane), les parasites qui se sont enrichis sans vergogne, mais on n’est pas non plus dans le dirigisme de Nasser. Il y a cette conscience d’un savant dosage entre initiative privée et action volontariste de l’Etat, doublée de sa fonction de régulation. Il y a aussi ce que Jalal Amine appelle « la révolution culturelle », nécessaire et indispensable dans cette phase de reprise de conscience, selon l’expression de Tawfiq Al Hakim, plus importante que les taux de croissance. Ce tournant doit renouer avec les valeurs, miser sur l’éducation en assignant à celle-ci la fonction du savoir, d’éveil, de maîtrise de la technologie, mais aussi de la mobilité sociale, et surtout disséminer cette notion peu comptable : l’espoir. Ainsi donc parle Jalal Amine. Aussi étonnant que cela puisse paraître, on assiste à une défense tous azimuts de la langue arabe, et le spectre va du grand poète Abdel Mou’ti Hijazi au diplomate Amr Moussa. Ce dernier s’insurge contre le dialectal dans l’écrit qu’il assimile à un parasite, et met en garde les éditeurs contre la prolifération des dialectes. Hijazi va plus loin et appelle au respect de la grammaire arabe, car la maîtrise de la langue structure la pensée. La restructuration du champ religieux, chez Jalal Amin, doit porter sur une refonte de la pensée religieuse. Il n’est pas nécessaire de créer une faculté de médecine qui relève d’Al Azhar, mais de moderniser les méthodes de l’enseignement canonique et de son contenu. Al Azhar, qui était devenu une pâle figure, est conscient de son rôle, des défis qui pèsent, et de la nécessité de refonder ses méthodes et son discours, et certainement promouvoir un islam ouvert, tolérant, respectueux des différences et des autres convictions.
Le slogan « l’Egypte d’abord » s’estompe en faveur d’un autre slogan, « Vive l’Egypte » (tahya masr), et le nouveau mot d’ordre s’accompagne, sur le plan diplomatique, d’un nouveau recentrage, d’abord un intérêt croissant, voire un engagement, pour les questions qui déchirent le monde arabe, sans tapage. Il n’y a plus un alignement automatique ni sur l’Amérique, ni sur l’Arabie Saoudite. L’Egypte renoue avec sa dimension africaine, par un engagement sur les questions qui touchent à la sécurité et au développement. Elle ne peut tourner le dos à cette terre qu’irrigue le Nil, ni prendre à la légère toute atteinte à sa sécurité hydraulique. Elle a abrité une conférence économique africaine à Sharm Cheikh les 20 et 21 février. Et l’Egypte, qui a été victime de la guerre froide, selon l’analyse d’Eric Rouleau, ne met plus ses œufs dans le même panier. Ce n’est certes plus le grand emballement pour l’Oncle Sam comme sous Sadate ou Moubarak, mais ce n’est pas le coup de froid comme sous Nasser non plus. Elle renoue avec la Chine et la Russie, sur des bases pragmatiques et non idéologiques. Le vieux projet de l’union méditerranéenne emballe peu la diplomatie égyptienne.
Sur le plan économique, l’accent est mis sur la justice sociale, l’équitable répartition des ressources, la création d’emplois, l’accès au logement, par le volontarisme de l’Etat…
Est-ce un retour au nassérisme ? Non. L’expérience actuelle, malgré des difficultés réelles, est un kaléidoscope du volontarisme de Mehmet Ali, du libéralisme du Khédive Ismael, de l’engagement de Nasser. Même Sadate revient dans les portraits qui ornent Le Caire. Il n’est plus la figure honnie qu’il était chez une frange pour avoir signé la paix avec Israël. Les deux grandes figures qui reviennent en force chez les têtes pensantes, et surtout la jeunesse, sont celles de Taha Hussein, le chantre des Lumières (tanwir), et Nasser parce qu’il renvoie à une fierté nationale longtemps bafouée. Les problèmes auxquels l’Egypte est confrontée demeurent réels, les défis énormes, les dérives possibles, mais les élites intellectuelles et technocratiques sont décidées à gagner le pari, de pair avec cette institution qui a structuré l’histoire moderne de l’Egypte, l’armée. L’Egyptien tranche avec l’image de ma’alich, machi, ou celle cynique et arrogante qui avait marqué une brochette de décideurs et leurs affidés de l’ère Moubarak. Le repli identitaire s’estompe. Il est plus résiduel que réel. Les Egyptiens ont intérêt à gagner la révolution culturelle en cours, et le monde aussi. Il est flatteur que les élites intellectuelles égyptiennes regardent les élites marocaines, perçues comme rationnelles et modernistes, comme un appoint de taille, pour cette autre bataille d’Al Oubour (la traversée), plus importante que celle de 1973. Il faut le rappeler, le sang marocain a coulé dans le Sinaï. C’est à l’encre marocaine de couler cette fois-ci.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane