En 2012, le philosophe français Michel Serres publia un petit livre qui fut un grand succès de librairie. Le titre PetitePoucette annonce une forme apparentée à la fable. C’est en fait un manifeste qui nous invite à réaliser l’amplitude de la révolution numérique dans le monde d’aujourd’hui. Le numérique s’avère aussi important que d’autres inventions comme l’écriture qui donna naissance à la pédagogie chez les anciens Grecs, et l’imprimerie qui contribua au phénomène de la Renaissance européenne. À une plus grande échelle, un certain nombre de tournants technologiques majeurs ont été liés à une externalisation de fonctions accomplies initialement par des organes humains : les premiers outils ont prolongé les muscles et les articulations de l’homme, la machine à vapeur a prolongé son énergie, et l’ordinateur prolonge depuis peu ses fonctions nerveuses telles que la mémoire, l’imagination et la raison. La réflexion de Michel Serres est empreinte d’optimisme. Comment nous situer par rapport à ce contexte d’ensemble ? Il y a d’abord l’enseignement et la culture. Le numérique met le savoir à portée de main, mais la tendance dominante reste la consommation effrénée des produits de divertissement. En amont, il faudrait revoir le rôle de l’école. « Que transmettre ? À qui transmettre ? Comment transmettre ? ». Mais le critère de base n’est pas la facilité d’accès à une grande quantité d’informations et de connaissances. Il devrait être plutôt la formation et l’outillage intellectuel requis pour assimiler et dialoguer avec les nouveaux savoirs. Ces remarques prennent une résonnance particulière dans notre milieu culturel. L’élève et l’étudiant habitués à la mémorisation se convertissent plus facilement à la pratique du « copier/coller ». Des études ont montré que nos universitaires ne fréquentent pas assidument les revues spécialisées accessibles sur le net. La carence de l’offre fait ainsi place à une carence de la demande. Avec les nouvelles formes de communication, les téléphones et ordinateurs portables, Internet et les réseaux sociaux, c’est aussi un retour de l’oralité qui se voit servie par l’écrit. On parle en écrivant. Or l’écrit ne se limite pas à la forme graphique, c’est une démarche intellectuelle qui opère une distanciation réflexive. C’est un peu comme la différence entre la construction de la connaissance historique et la spontanéité de la mémoire. La question revêt une plus grande acuité dans les sociétés qui ont longtemps baigné dans l’oralité, qui n’ont pas capitalisé les acquis de l’imprimé, ou dans lesquelles l’imprimé n’a pas été lié à un approfondissement de la pensée critique. C’est bien notre cas. Il est possible d’établir un lien entre l’enseignement, la culture et la dynamique sociopolitique. Pour Michel Serres, la révolution numérique crée au sein des bases d’immenses possibilités d’association et de mobilisation. C’est un vaste « brouhaha » de communication horizontale qui augure la formation d’une nouvelle « agora » et qui impose aux systèmes politiques en place de revoir leurs « offres » et leurs modes de fonctionnement. Or nous avons bien vu récemment à l’œuvre une véritable ruse de l’histoire. Avec « le jasmin » et « la place Tahrir », les débuts du « Printemps arabe » donnèrent des symboles qui ont revivifié la contestation politique dans les sociétés du « Nord » ; d’où le processus qui a donné naissance à une nouvelle gauche en Espagne et en Grèce. Par contre, l’aire arabe connaît dans l’ensemble un reflux qui semble durable. Après l’euphorie initiale, les rapports de force au sein de la classe politique traditionnelle ont repris le dessus. Et là où les révoltes ont piétiné dans l’impasse, les nouvelles technologies ont bénéficié aux forces traditionalistes du jihadisme militarisé. Quant à la jeunesse moderniste, elle a développé de nouvelles capacités de mobilisation, mais pas une imagination politique qui va au-delà de la dénonciation du despotisme. Or, renouveler la pratique politique, c’est aussi prendre en compte l’environnement culturel local ainsi que les remises en question qui ont cours dans la sphère internationale, y compris dans les démocraties occidentales, c’est-à-dire dans les centres du capitalisme globalisé.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane