Aujourd’hui affublé de l’attribut « islamique », le voile a une histoire aussi ancienne que celle des sociétés antiques. Au fil des siècles, sa symbolique et son usage évolueront jusqu’à ce que les religions monothéistes se les approprient.
Les femmes mariées (…) qui sortent dans la rue n’auront pas leur tête découverte. Les filles d’hommes libres seront voilées ». Ne vous précipitez point ! Cette citation qui encadre l’usage du voile n’est pas une fatwa décrétée par un groupe radical du XXIe siècle, mais remonte bel et bien à l’ère antique. En effet, les plus anciennes traces écrites sur la prescription du voile paraissent dans la Loi assyrienne que les chercheurs attribuent au roi Téglath Phalazar Ier (1112-1047 av. J.-C.). Ces édits informent sur une des premières fonctions morales et symboliques occupées par le voile, celle de distinguer les femmes mariées des prostituées : « La concubine qui va dans les rues avec sa maîtresse sera voilée. La prostituée ne sera pas voilée, sa tête sera découverte. Qui voit une prostituée voilée l’arrêtera. Les femmes esclaves ne sont pas voilées et qui voit une esclave voilée l’arrêtera ». Au-delà de cette codification des usages du voile, une telle loi est considérée par l’historienne Osire Glacier comme un des éléments marquant la construction des structures patriarcales. Dans Le voile : quelques perspectives historiques, Glacier explique que la sédentarisation progressive des sociétés anciennes fut accompagnée par un déclin de la prédominance féminine en tant que figure vénérée. Le culte des déesses céda alors la place à des structures gouvernées par des rois tout puissants qui n’hésitaient pas à prendre le pouvoir par la force.
Un contrôle sexuel
Cette masculinisation du pouvoir impliqua celle des croyances et de la culture païenne, dont la codification régit aussi la construction du noyau de la famille. Par conséquent, la domination patriarcale ne put être solidement instaurée sans la mise en place, rendue banale, du contrôle de la vie sexuelle des femmes. Érigées au rang de procréatrices, donneuses de vie, et considérées sur cette base comme des déesses, les femmes devinrent des créatures sexuelles qu’il fallait dompter par tous les moyens. Pour Osire Glacier, « comme la fonction principale du voile est de signaler aux hommes que le corps d’une femme appartient à un autre homme, on retient qu’ultimement le voile signifie l’appropriation du corps des femmes par les hommes ». À cette époque, le voile signifiait d’emblée une forme de soumission aux règles patriarcales, dans la mesure où il servit d’outil pour différencier les femmes dignes de respect des autres qui le mériteraient moins. Ce principe partait de l’idée selon laquelle les femmes qui affichaient leur beauté suggéraient un charme auquel les hommes succomberaient inéluctablement. De surcroît, elles mèneraient les hommes vers la dépravation et la civilisation qu’ils auraient construite vers le déclin. D’ailleurs, plusieurs recherches appuyèrent l’idée de la fonction du voile en dehors de l’usage coutumier qui institua une soumission conventionnellement acceptée : À Rome, comme dans la Grèce antique, les valeurs de la pudeur, de la modestie et de l’humilité se rejoignent dans cette signification morale du voile. Des valeurs que l’on retrouvera bien plus tard dans les préceptes des religions monothéistes.
Du païen au monothéiste
Dans les préceptes judaïques, le voile resta globalement lié à la coutume, plutôt qu’à la réflexion théologique. À travers sa recherche intitulée Que dévoile le voile ?, Gaël Benhayoun précise que « les écrits bibliques et talmudiques concernant la question sont peu nombreux, mais très divers, traduisant le peu d’homogénéité théorique sur la question ». Le lien établi entre le voile et les questions de séduction resta longtemps récurrent, comme le précise l’auteur : «Les talmudistes sont clairs : la jeune fille peut garder sa chevelure apparente, mais une fois mariée, elle se doit de se voiler, par respect pour son mari, dans l’idée de ne pas susciter le désir chez d’autres hommes que lui (…) Aujourd’hui encore, dans les milieux juifs orthodoxes, la femme n’est autorisée à montrer sa chevelure qu’à son époux ». Ces notions inspireront fortement la prescription du voile, telle que reprise par l’Église chrétienne.
Gaël Benhayoun, ainsi que plusieurs autres chercheurs comme Bruno Nassim Aboudrar, s’accordent sur le rôle de Saint-Paul dans la prescription du voile chez les chrétiens. Il faut dire que l’argumentaire de la Première Épître de Saint Paul aux Corinthiens rappelle bien la vision païenne expliquée par Osire Glacier. L’image revint lorsque Saint Paul argumente : « Le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; le chef du Christ, c’est Dieu (…) Toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef. Si la femme ne porte pas le voile, qu’elle se fasse tondre ! Mais si c’est une honte pour une femme d’être tondue où rasée, qu’elle porte un voile ! ». Dans un prolongement à cette réflexion, le théologien chrétien Tertullien fut lui aussi un grand défenseur du port du voile chez les femmes. Il lui consacra de longs argumentaires rassemblés dans plusieurs ouvrages. Dans La toilette des femmes, Tertullien s’adresse aux Carthaginoises dont il jugeait les marques de coquetterie trop apparentes. Il rédigea son écrit en s’attaquant à deux aspects majeurs de ces marques de bien-être. Dans le premier, il déconstruit le port des bijoux et l’usage de la parure. Dans le second, il évoque en détail la question des coiffures de cheveux et des soins du corps. Il s’adresse alors aux habitantes de Carthage comme suit : « Femme, Tu devrais toujours porter le deuil, être couverte de haillons et abîmée dans la pénitence afin de racheter la faute d’avoir perdu le genre humain. Femme, tu es la porte du Diable ! ». Quant à l’ouvrage Du voile des vierges, Tertullien y conjura les femmes de faire le bon choix : « Je vous exhorte, femmes mariées à ne pas abandonner, fût-ce un instant, la coutume du voile (…) La tête tout entière est la femme ; les limites du voile s’étendent jusqu’où commencent les vêtements (…) Ce sont elles qui doivent être soumises, c’est à cause d’elles que le pouvoir doit s’exercer sur la tête ; le voile est leur joug ». Malgré le lien fait par nombre de chercheurs sur la fonction morale du voile entre l’antiquité, les religions monothéistes et la construction patriarcale, Bruno Nassim Aboudrar minimise la portée de cette symbolique dans le contexte de la soumission des femmes. Dans Comment le voile est devenu musulman, il clame que ce voile n’est pas encore nettement un signe de soumission dans le Coran, alors qu’il l’est dans l’Épitre aux Corinthiens. « Il le deviendra dans la civilisation musulmane, ainsi qu’un moyen de coercition », par le biais des lectures de théologiens médiévaux. Le renvoi au port du voile dans son sens large et actuellement admis existe expressément dans deux versets coraniques. La nécessité de se couvrir les cheveux et le cou se traduit dans le 30e verset de la sourate Al Nour : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines, de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux (…) ». Quant au second renvoi, il apparaît dans le 59e verset de la sourate Al Ahzab : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes croyantes de ramener sur elles un pan de leur voile. Elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées ».
Un voile intégré à l’Islam
Alors que Glacier considère ces préceptes comme « une continuité du sens du voile en tant qu’appropriation du corps des femmes », d’autres chercheurs, comme Fatima Mernissi et Asma Lamrabet, critiquent la jurisprudence religieuse pour son aspect discriminatoire qui s’est imposé dès le IXe siècle. Asma Lamrabet fait la distinction entre deux lectures. Celle de la charia qui prône la spiritualité en mouvement, et celle du fiqh déclinée en quatre écoles à la législation figée et à la solde des structures patriarcales. Commentant la réflexion de Mernissi, Aboudrar explique que « la jurisprudence islamique médiévale la plus obscurantiste, la plus misogyne aussi, jouit d’une évolution inégalée dans l’histoire, que lui assure l’édition de bon marché ». Ceci rappelle justement la lecture radicale et largement reprise d’Ibn Taymiya (1263-1328) qui a conseillé aux femmes de se voiler non seulement les cheveux et le cou, mais aussi le visage. Les appels des chercheurs réformistes vont dans le sens d’une relecture de cette jurisprudence, afin d’en dégager une « portée universelle » qu’afficheraient d’autres versets. Une jurisprudence allant dans le sens de la déconstruction patriarcale mettrait en évidence le fait que « le voile musulman n’a qu’une place très mineure dans la révélation », selon Aboudrar. Finalement, « il se peut que Muhammad ne l’ait pas voulu et que les circonstances seules aient suggéré le verset qui en prescrit l’usage aux musulmanes », continue le chercheur.
Le sacré et l’ordre social
La complexité du débat autour du voile rappelle que celui-ci devrait être dégagé du champ religieux, tout en le liant de manière étroite aux considérations individuelles et politiques : le port du voile n’est plus exclusivement admis que dans les sociétés musulmanes. Bruno Nassim Aboudrar rappelle d’ailleurs l’aspect paradoxal de cette situation : « Les musulmanes d’Occident assument à un double titre une fonction d’image en contradiction profonde avec les convictions au nom desquelles elles se voilent. D’abord, comme des images vivantes et en mouvement, elles attirent sur elles les regards et discours, dès lors que le système dont le voile est extrait vient à manquer (elles ne sont pas recluses, la curiosité visuelle est admise et même valorisée autour d’elles, elles entrent en concurrence avec d’innombrables images et d’innombrables stratégies individuelles de singularisation dans l’espace public). Ensuite, le voile qu’il leur est recommandé de revêtir – abaya, burqa, exceptionnellement niqab – n’est pas celui qu’ont porté les femmes du Maghreb ou de Turquie, leurs ascendantes souvent, et nos voisines, mais les lointaines et peu nombreuses femmes d’Arabie que la télévision, la presse et la propagande islamiste ont transformées en images. Autrement dit, ces musulmanes d’Occident se comportent comme des images et imitent des images ».
Dans ce sens, la sociologue Khaoula Marti s’est intéressée aussi à la représentation sociale du voile, estimant que le débat ne doit pas occulter les deux conceptions de sa portée symbolique. Dans son ouvrage Le port du voile au Maghreb, elle argumente que « l’une procède du registre des normes religieuses ou du sacré, voire du spirituel ; l’autre renvoie à l’ordre social, au monde profane, au niveau interactionnel en société ». Khaoula Marti note que les arguments religieux restent les plus récurrents chez les femmes qu’elle a rencontrées au cours de ses travaux de recherche. Le discours mêle spiritualités et fidélité divine : « On sacrifie [le corps couvert] au nom de l’amour suprême et, en contrepartie, on aura la paix et la promesse de la vie éternelle au paradis ». Plus loin, la chercheuse poursuit : « Le statut de la femme demeure ambigu, notamment en ce qui concerne ses fondements moraux, la conduite féminine en public et la place qui revient « à la moitié du ciel » en société ». Entre les effets de mode et les considérations sociales et religieuses qui motivent le port du voile, c’est surtout la le corps de la femme et son statut au regard de l’homme qui demeurent au centre du débat.
Colonialisme et patriarcat
La période du colonialisme dans les pays à dominance musulmane a eu elle aussi son impact sur la perception du voile en islam. Entre les XVIIIe et XXe siècles, l’hégémonie coloniale semblait profiter de la perception des femmes, établie via le prisme religieux pour justifier l’infériorité d’une civilisation par rapport à une autre. « Pourtant, indique Osire Glacier, à quelques exceptions près, l’analyse des réformes du statut des femmes lors de la colonisation ne permet pas de conclure que les pays colonialistes ont amélioré le statut des femmes musulmanes ». L’étude des cas des missions dites « civilisatrices » démontre que les pays coloniaux ne firent que substituer un patriarcat local à un autre occidental.
Par Ghita Zine