Goethe a dit un jour qu’écrire l’histoire « est une manière de se débarrasser du passé ». Cette maxime résonne d’autant mieux que Goethe n’était pas seulement un homme de lettres. Il était aussi un homme d’Etat.
L’artiste et l’homme politique ont tendance à considérer le monde de deux manières radicalement différentes. Ils n’ont pas la même vocation, et leurs intérêts, comme leurs démarches, sont opposés. L’artiste est celui qui dit la vérité, sa vérité, au risque de perturber les équilibres qui l’entourent. Il n’a de compte à rendre qu’à lui-même. Tout le contraire de l’homme politique, piégé par ses responsabilités collectives et qui cherche à tout prix à maintenir ces équilibres, quitte à mentir.
Il se trouve que « celui qui dit la vérité » (l’artiste) et «celui qui ment» (l’homme politique) ont abouti, pourtant, à la même conclusion. Ecrire l’histoire est bien une manière de se débarrasser du passé.
Bien sûr, la maxime de Goethe est une invitation à rationaliser les histoires et toute la construction bâtie autour du passé. Ce qu’il reste, aujourd’hui encore, est le meilleur moyen de dépassionner ce passé et de regarder tranquillement devant.
Ce que Goethe expliquait il y a deux siècles, c’est exactement ce que les cliniciens et les psychothérapeutes essaient d’expliquer aujourd’hui à leurs patients. Pour se débarrasser de ses démons intérieurs, il vaut mieux les affronter. C’est valable à l’échelle d’une personne, mais aussi d’une nation. Ecrire le passé et le rendre ainsi «vivant», voilà qui reste le meilleur moyen de le tuer aussi !
Tuer ne signifie pas ôter la vie mais simplement normaliser. On ne peut pas normaliser avec quelque chose (ce démon intérieur, ce passé) qui est abstrait et presque déifié.
Pour comprendre le présent d’un individu ou d’une nation, on commence par remettre à plat son passé. C’est un processus douloureux, mais absolument nécessaire. Nous ne sommes pas loin de la catharsis, chère à Freud. La prise de parole, la transcription, le débat et même la polémique: tout ce mélange de dits et d’écrits emprunte des chemins bien aventureux mais tend, au final, à l’apaisement.
Le problème de nos sociétés commence là. Elles sont habitées par le passé. Mais c’est un passé confus, au mieux sublimé, au pire effacé. Cette connaissance sommaire n’aide pas à une bonne « cohabitation » avec notre passé.
Le résultat s’appelle la crispation. Nous sommes dans cette situation paradoxale où le « désir de passé » est constamment bloqué par les haies dressées autour de ce même passé. Ce dont on ne peut se débarrasser, ce qu’on veut absolument circonscrire, devient, de facto, un épouvantail, un monstre qui nous empêche d’avancer.
Il y a le passé politique, qui est une histoire à thèse, écartelée entre deux radicalités : la version officielle et la version opposante (qui est, d’ailleurs, souvent le fait d’opposants politiques). Ce passé politique nage en plein manichéisme entre le noir et le blanc. La nuance de couleurs, qui est le passé humain, la petite histoire, n’a pas droit de cité. Le problème n’est pas celui de la société marocaine mais de l’ensemble des sociétés arabes. Il y a pourtant quelques éclaircies. Je me permets d’en relever une, ici. Elle a valeur d’exemple. Prenons l’Algérie, le pays «aux 1,5 million de martyrs». Plus que l’Egypte, l’Algérie a essayé, notamment via son cinéma, de s’affranchir de ce passé (je dirais de s’en débarrasser). Cela nous a donné des films comme le très patriote « Chronique des années de braise », mais aussi et surtout le mordant « Les folles années du twist ». Ce dernier nous raconte les glorieuses années de lutte armée à travers la lorgnette…du twist. Pendant que les moudjahidine donnaient leur sang pour la patrie, d’autres transpiraient pour apprendre à danser le twist et à séduire les filles. A chacun sa guerre, dira-t-on. Et à chacun sa vérité, les vérités comme les couleurs étant plurielles. Le passé aussi, ne l’oublions pas. Nous avons besoin, aujourd’hui, de raconter les folles années du twist pour nous débarrasser (après les avoir bien ranimées) des années de braise. S’il y a une morale, c’est celle-là. Goethe appréciera !
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction