Nul doute que « l’État islamique » est actuellement au cœur de l’évolution politique au Machrek. Il exerce un effet de polarisation à un niveau plus large, dans le monde arabe et au-delà. Le phénomène surprend et prend une ampleur imprévue. Il s’inscrit en fait dans un processus complexe, au carrefour de plusieurs chaînes événementielles. La perspective historique est indispensable. Au fil des dernières semaines, deux lectures m’ont semblé stimulantes.
D’abord, un dossier qui figure dans le N° 59 de la revue Shu’ûn ‘arabiyya (Le Caire, automne 2014). J’en retiens quelques schémas d’analyse. « L’État islamique » est notamment appréhendé comme une réédition du scénario afghan. Au départ, la collaboration entre l’Occident et le jihadisme wahhabite contre un pouvoir allié de l’U.R.S.S. en Afghanistan. Ce fut la matrice d’Al Qaïda et d’un retournement d’alliance qui va se répéter dans d’autres épisodes. L’Irak mène une longue guerre contre l’Iran shiite dont la révolution inquiète l’Occident et les puissances du Golfe. Il devient plus tard la cible privilégiée de ce même Occident. D’où, la deuxième Guerre du Golfe et une occupation américaine qui finit par imposer un régime pro-shiite qui anime l’inimitié inter-communautaire et la frustration des sunnites.
Puis, c’est le « Printemps arabe ». Les acteurs en sont d’abord des mouvements populaires. Mais, on voit très vite réapparaître le thème de la démocratisation par l’intervention étrangère, appliqué auparavant en Irak. Curieusement, en Syrie, ce n’est pas une puissance qui prend pour cible le régime en place, mais la majorité des puissances régionales et occidentales. Le projet d’intervention internationale formelle est bloqué par la Russie, ce qui n’empêche pas les combattants, les armes et les financements de s’infiltrer à partir de multiples commanditaires. Et dans le processus de pourrissement qui s’ensuit, intervient « l’État islamique de l’Irak et du Levant » (Daech) qui bénéficie au départ d’un soutien quasi général : c’est un nouveau jihadisme « utile » qui sert à affaiblir le régime syrien et que celui-ci utilise comme épouvantail face à l’Occident. Daech finit par acquérir une autonomie d’action et devient, comme Al Qaïda, l’ennemi collectif à abattre.
Le chercheur palestinien Basheer Nafi adopte un plus grand recul dans le temps, dans un article paru sur les colonnes du quotidien londonien Al-Qods Al-Arabi (1er octobre 2014). « Une époque se termine sans qu’apparaissent les traits de la suivante ». Il y a l’idée de tournant et celle de « système régional ». L’aire moyen-orientale entre actuellement dans une zone de turbulences semblable à la « Guerre de trente ans » qui secoua l’Europe entre 1618 et 1648 et qui a fait passer l’Europe d’un système basé sur la légitimité du Saint-Empire germanique à un système d’États-nations souverains. Cette période d’instabilité a aussi opposé deux entités religieuses, le catholicisme et le protestantisme.
Le tournant actuel, nous dit Basheer Nafi, rappelle aussi la prise de Bagdad par les forces mongoles de Hûlâgû en 1258. Cet événement a déclenché une instabilité de trois siècles. Effondrement de l’empire Mongol, naissance d’un pouvoir turcoman converti au shiisme. La dynastie séfévide de Perse (fondée en 1501) réussit dans un premier temps à occuper l’Afghanistan, l’Irak et une partie de l’Anatolie. Ce qui a entraîné une longue guerre turco-persane qui s’est terminée par la victoire des Ottomans et leur domination sur la majeure partie de la région arabe. Le système ottoman allait durer jusqu’à la Première Guerre mondiale. C’est alors que fut mis en place le système Sykes-Picot qui est actuellement remis en question par une nette tendance à la fragmentation étatique.
L’histoire ne se répète pas. Mais, certaines récurrences permettent de comprendre la logique de l’événement. Il est utile de relire la longue histoire des Arabes et de l’histoire de l’islam, sans toutefois oublier que le retour récent du communautarisme ethnique et confessionnel exprime des difficultés d’accès à la modernité politique et que le séisme actuel est lié au contexte de la mondialisation et à la nouvelle configuration des relations internationales.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane