En 2008, un groupe d’historiens appartenant aux deux rives de la Méditerranée s’est réuni à Marseille pour envisager un véritable défi : écrire ensemble une histoire de la Méditerranée qui essaie de dépasser l’ethnocentrisme et les idées reçues qui règnent de part et d’autre. Au nord, il s’agit d’enseigner l’histoire à une population d’élèves appartenant à différents milieux culturels, tout en évitant l’islamophobie qui prend parfois des allures savantes. Au sud, il s’agit d’enseigner la même histoire tout en évitant les travers de l’extrémisme lié à la mémoire identitaire. Au lieu d’essentialiser l’Autre, l’élève devrait apprendre à situer les différences et les relations dans des processus historiques complexes.
D’où l’idée d’un ouvrage collectif, avec quinze auteurs appartenant à des pays d’Europe, du Maghreb et du Machrek. Ce chantier est piloté par l’historien marocain Mostafa Hassani-Idrissi, qui a une longue pratique dans les domaines de l’épistémologie et de la didactique historiques. Le livre est paru en 2013, une traduction arabe est en cours de publication.
C’est une rédaction à plusieurs mains. On y trouve une architecture qui combine le récit, le document et l’outil cartographique. L’ouvrage balaie une évolution qui va de la Préhistoire à l’histoire contemporaine. Chaque période est définie dans ses grandes lignes, puis décrite à différents niveaux : systèmes politiques, modes de vie, techniques, sciences et cultures, religions, rapports entre les différentes composantes du bassin méditerranéen…
Avec la Préhistoire, ce sont les découvertes récentes sur l’origine de l’homme, puis le tournant de l’ère néolithique avec l’apparition de l’agriculture, de l’élevage et des premières hiérarchies sociales. L’Antiquité voit naître les premiers systèmes politiques et les monothéismes. Le Moyen-âge connaît de nouveaux clivages dus à la naissance de l’islam et au voisinage entre les empires musulman et byzantin. Avec l’époque moderne, on assiste à deux phénomènes concomitants : d’un côté l’avance européenne avec le mouvement humaniste et les révolutions politique, démographique, agricole et industrielle, et de l’autre le recul du poids de la Méditerranée au profit de l’espace atlantique. Puis c’est la reprise du rôle mondial à l’époque contemporaine, avec le capitalisme, l’impérialisme et les mouvements de libération nationale.
Ce panorama est ponctué d’apports nouveaux. Signalons notamment les pages consacrées à l’invention de l’écriture au cours de l’Antiquité, et la remise en perspective du rôle de l’espace ottoman à partir de l’époque moderne. Le Moyen-âge a fait l’objet d’un questionnement prudent. Comment « raconter une histoire qui ne soit pas la somme ou la juxtaposition d’une multitude d’histoires, celles d’une dizaine d’entités géographiques, politiques ou sociales ? Comment transformer des trajectoires qui semblent autonomes et même indépendantes en une histoire commune, partagée ? Enfin, comment se libérer de l’idée que cette histoire commune annonce déjà pour la rive nord les révolutions des temps modernes et pour la rive sud les problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels de l’époque contemporaine ? ».
quelques remarques soulignent la portée de l’ouvrage. La Méditerranée n’est pas envisagée comme une identité, mais plutôt comme une instance intermédiaire qui se situe entre l’histoire nationale et l’histoire mondiale, et comme une aire qui a connu des interactions et des tensions entre différents espaces et civilisations. Ce qui est d’ailleurs confirmé par les événements du présent, avec l’effet de la proximité géographique sur les évolutions suscitées par le « Printemps arabe » : les nouvelles gauches européennes, les flux migratoires, les interventions militaires occidentales dans l’aire arabe et la violence jihadiste en Europe.
Soulignons pour terminer que l’ouvrage a réussi le pari d’une histoire générale à la fois vivante, analytique et accessible à un lectorat éclairé et élargi. Le livre se présente avant tout comme un manuel commun destiné aux enseignants des pays méditerranéens. Il devrait donc être promu et mis à profit par le département concerné au sein de notre ministère de l’Education nationale. De même, on devrait encourager des initiatives similaires qui pourraient faire connaître d’autres aires culturelles, et élargir par là-même l’horizon historique de notre jeunesse.
Par Abdelahad Sebti