À partir de quelle époque la consommation d’alcool est-elle attestée au Maroc ?
S’agissant de la période islamique, les premiers textes attestant de la production et de la consommation de vin datent du XIe siècle du calendrier grégorien, à l’époque du géographe arabe Al Bakri et de la dynastie almoravide.
Qu’en est-il de la période pré-islamique ?
D’après les témoignages des textes anciens, ce sont les Romains qui ont produit du vin dans la région nord du Maroc, après avoir dominé l’Afrique du Nord. L’actuelle région viticole de Meknès est une région qui a produit du vin déjà durant l’Antiquité. Il existe des traces qui attestent de la consommation d’alcool auprès des Marocains anciens, notamment celles d’anciennes huileries et d’unités de production de vin, que ce soit dans le nord ou dans la région de Meknès.
Quel volume avait la production d’alcool au Maroc islamisé ?
Il s’agissait principalement de la production agricole de raisin dans la région nord, notamment vers Ouezzane. On a également des attestations, de sources écrites, qui parlent de la vallée de Nfis, dans la région du Haouz. Là aussi, il y avait des vignobles où on produisait du raisin, selon des sources arabes du Moyen Âge.
La consommation ou la production d’alcool étaient-elles l’apanage d’un groupe social ou ethnique particulier ?
Il est difficile, à cause du manque de sources dont nous disposons, d’établir une réponse à cette question. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’au temps de la dynastie almoravide, à Marrakech notamment, qui était la capitale de l’empire, les gens faisaient usage du vin de manière ordinaire. Ce n’est que pendant la dynastie suivante, les Almohades, avec le réformateur Ibn Toumert en particulier, que les autorités ont contrecarré cette production et cette consommation de vin, d’abord au sein de Marrakech. Mais, cela n’empêche pas que des sultans de cette même dynastie almohade soient réputés consommateurs de bon vin, notamment «AlRûb». Ce dernier est un vin rouge produit et commercialisé localement. Une porte de Marrakech, Bab Al Roub, porte son nom, car toute la production de ce breuvage arrivait à Marrakech par cette porte.
Comment consommait-on l’alcool à cette époque ?
Généralement de manière discrète, sauf à l’époque des Almoravides, où les gens pouvaient consommer de l’alcool de manière visible. Plus tard, la consommation restait discrète de manière générale. Les gens consommaient de l’alcool chez eux. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle que les gens pouvaient boire de l’alcool en public, dans les bars notamment.
La dynastie alaouite a-t-elle été plus permissive ou moins permissive que les précédentes dynasties ?
Les pouvoirs politiques ont globalement obéi aux préceptes religieux interdisant la consommation d’alcool, et les Alaouites n’ont pas dérogé à cette règle. Maintenant, quelques docteurs de la foi ont affiché des positions que l’on peut qualifier de permissives, notamment Al Janaoui à Fès ou Al Harraq à Tétouan. Concernant Al Janaoui, grand Imam à Fès à l’époque du XVIIe siècle, qui, de par sa formation juridique, pouvait résoudre les problèmes quotidiens des gens, il disait : «Le buveur éprouve de la joie lorsqu’il boit du vin et parle beaucoup». Al Harraq, qui était orateur à la grande mosquée de Tétouan au XIXe siècle disait : «Le vin nous a réjoui en compagnie des amis ; faisant de la tristesse une joie infinie». C’est dire que le vin était considéré par certains foqaha comme moyen pour vaincre sa timidité ou comme un moyen de passer des moments de joie.
Vous dites qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les Marocains ne se cachaient plus pour consommer de l’alcool.
Comment expliquez-vous ce revirement ?
En fait, on est passé de la discrétion à l’exhibition. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, avec l’élargissement des contacts avec les nations européennes, avec l’expansion du système de protections consulaires, les étrangers avaient le droit d’avoir des débits de boissons, des bars et des cabarets. Ces lieux étaient bien entendu fréquentés par des Marocains musulmans. À titre d’exemple, Tanger est passé de 50 bars en 1884 à 200 bars en 1894 ! Soit environ deux décennies avant le Protectorat. La date d’ouverture d’un grand débit de boisson à Fès date de 1896. A Rabat, les archives makhzéniennes attestent de la transformation d’un certain nombre de maisons en tavernes à la fin du XIXe siècle.
Qu’en est-il de la production en cette fin du XIXe siècle ? A-t-elle augmenté au même titre que la consommation ?
Il existait une production locale, mais aussi, selon les textes makhzéniens, des boissons alcoolisées comme le whisky, les bières ou le vin rouge qui étaient importées d’Europe, à travers les ports atlantiques.
Qu’en est-il du rôle des juifs ?
Les textes ont depuis toujours attesté du rôle des juifs dans la production et la consommation du vin depuis le Moyen Âge. Nous avons, de manière précise, des témoignages qui datent des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles rapportant que les juifs ont toujours produit de l’eau-de-vie, mais également du vin rouge casher. La communauté juive a joué un grand rôle dans la diffusion de la production et de la consommation de vin rouge au Maroc, au même titre que les captifs chrétiens des XVIIe et XVIIIe siècles. Et les Mauresques, qui ont introduit une certaine culture du vin, se distinguaient par leur plus grande tolérance vis-à-vis de la consommation d’alcool, autant que leurs coreligionnaires marocains.
À partir du XVIe siècle, on peut parler du rôle des Mauresques, du rôle des juifs, et du rôle des captifs chrétiens qui, chacun de son côté, ont joué un rôle important dans l’élargissement de la consommation du vin, notamment dans les villes et chez la grande société. Les observateurs, qu’ils soient consuls, marchands ou captifs, ont tous attesté de la consommation du vin chez les notables, notamment dans les grandes villes : Tétouan, Salé, Rabat, Fès, Meknès et Marrakech.
Quelle a été la réaction des autorités religieuses suite au boom de la consommation d’alcool qu’a connu la seconde moitié du XIXe siècle ?
Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est surtout le Makhzen qui a réagi en interdisant de manière formelle aux musulmans de fréquenter des bars tenus par des chrétiens, en les menaçant de punitions. Mais, les protégés avaient toute la liberté de boire ou de fréquenter les bars et le Makhzen n’avait aucune autorité sur eux. Avec le Protectorat, le phénomène a évidemment pris de l’ampleur, puisque les musulmans pouvaient acheter ou consommer de l’alcool de manière plus ou moins libre.
La période post-coloniale a-t-elle signifié un ralentissement de la consommation d’alcool au Maroc ?
Avec l’indépendance, la consommation d’alcool se présente comme une affaire économique en devenant une source importante de revenus, aussi bien pour les entreprises que pour l’État. Aujourd’hui, l’État cumule des bénéfices importants du commerce d’alcool.
En tant qu’historien des comportements alimentaires, comment jugez-vous ce paradoxe où l’état interdit la consommation d’alcool et multiplie les bénéfices générés à travers la production et la vente de cette boisson ?
Cela s’observe dans toutes les sociétés : les gens ont toujours besoin d’un dopant. Quel qu’il soit. Et il se trouve que le Maroc est un pays producteur de raisins depuis l’antiquité, et en terre d’islam de manière générale, il y a toujours eu une production et une consommation de vin. Et là, je cite Fernand Braudel dans son livre Civilisation matérielle, économie et capitalisme, où il écrit : « Le vin a toujours été, dans l’histoire des pays arabo-musulmans, un clandestin infatigable ». C’est le cas du Maroc en particulier.
Propos recueillis par Reda Mouhsine