Sous l’étoffe du prince Moulay El Hassan se profilait déjà la silhouette du futur roi Hassan II. Le passage du premier au second statut collait tellement à la personnalité de l’homme que l’on n’a pas senti une véritable transition, encore moins une rupture. Suite au décès de Mohammed V, le Maroc était dans la situation de « le roi est mort, vive le roi qui l’était déja», plus ou moins, plutôt plus que moins.
En monarchie, la succession est annoncée pratiquement à la naissance, surtout sous le régime de la primogéniture. L’apprentissage du métier de roi commence très tôt. On tombe dedans dès sa tendre enfance, avant que l’encadrement drastique ne s’accélère avec la prime jeunesse. Dans le cas de Moulay El Hassan, le contexte historique a eu un rôle beaucoup plus prononcé que d’habitude. L’environnement politique était même du genre spécial. Né sous le double protectorat franco-espagnol, Moulay El Hassan a vécu les derniers épisodes de cette époque, avec leurs soubresauts politiques et leurs affrontements ouverts, en interne, et leur évolution à l’international. Il a à peine 14 ans lorsqu’il accompagne son père à la conférence d’Anfa, en 1943 ; un sommet anglo-américain stratégique, en pleine Deuxième guerre mondiale. De même qu’il sera à ses côtés lors de la visite historique à Tanger, en 1947, et son discours de rejet du statut international de la ville et de la présence coloniale, en général. Pour adhérer à la dynamique en cours, prélude d’un monde nouveau qui est en train de se mettre en place, le Maroc a dû passer par une confrontation directe entre le Mouvement national naissant et les autorités du Protectorat. Un affrontement politico-armé qui atteindra son paroxysme avec la déportation de Mohammed V et l’exil de la famille royale.
Autant ces moments étaient hautement critiques, à tous les niveaux, autant ils constituaient un cadre parfait pour la formation du jeune prince héritier qui n’en demandait pas moins. C’est ainsi qu’il joue un rôle actif dans les négociations pour l’indépendance du Maroc, à Aix-les-Bains comme à la Celle-Saint-Cloud. Ce sont essentiellement ces expériences à haute teneur pédagogique qui expliquent l’aisance du futur roi Hassan II dans les sphères diplomatiques internationales. Mais, pour l’heure, c’est l’organisation de la maison Maroc à l’ère de l’indépendance qui est prioritaire. On aurait pu tout autant parler d’un Maroc à l’épreuve de son indépendance, tellement cette période était potentiellement porteuse de tous les risques, génératrice des clivages politiques qui s’avéraient nécessaires après le large front du Mouvement national. Moulay El Hassan s’engage à temps plein, avec la passion qu’on lui connaît pour la chose politique. Depuis ses prises de position contre le fait accompli du Protectorat, Mohammed V a cultivé un précieux capital de respect et de confiance dans les milieux du Mouvement national. Un capital qu’il a cherché à entretenir et à faire fructifier durant les premières années de l’indépendance et les dernières d’un règne écourté par le décès. Cette orientation n’était pas du goût de Moulay El Hassan. Le prince, lui, se méfiait à l’excès des idées politiques portées par le Mouvement national en pleine décantation. Tout rapprochement avec celui-ci était perçu comme une menace potentielle pour la monarchie.
Le rapport au père, quelle que soit la condition sociale, peut parfois être difficile -un thème favori des psychanalystes à fonds perdus. Lorsqu’il s’agit d’un roi en situation et de son héritier attitré, les choses se compliquent davantage et prennent une dimension politique, voire institutionnelle. Ce cas de figure, le Maroc en a connu à travers son histoire, sous pratiquement toutes les dynasties, et plus particulièrement sous les Alaouites. Le Maroc postcolonial n’y a pas échappé. Les écrits consacrés à ce sujet parlent d’un adolescent de 16 ans « à la fois brillant et immature, humble et arrogant, emporté et réfléchi, frivole et grave, tantôt odieux et tantôt charmant. Bref, insaisissable ». Les écarts de conduite du prince héritier sont l’objet de crises récurrentes avec le sultan Mohammed V, qui a fini par le mettre sous surveillance rapprochée et permanente. Cela a fait couler beaucoup d’encre. Des années plus tard, dans le registre de la politique intérieure, cette fois-ci, on est arrivé à se demander qui dirigeait effectivement les affaires de l’Etat, Mohammed V ou Moulay El Hassan. La question méritait d’être posée, car le jeune prince héritier, fort de ses convictions politiques définitivement arrêtées, a décidé de joindre l’acte à la parole. Les toutes premières arrestations pour délit d’opinion ont touché l’aile gauche de l’Istiqlal. Le prince est également soupçonné d’être derrière la première scission que ce parti a connue, en 1959, pour donner naissance à l’UNFP (Union nationale des forces populaires). Tout comme il aurait provoqué le départ de Abdellah Ibrahim et de son gouvernement en mai 1960. De façon générale, les événements troubles qui ont ébranlé le Maroc entre 1956 et 1958, comme les règlements de compte entre les différentes factions du Mouvement national, porteraient l’empreinte du prince.
En définitive, quelle que soit la marge d’approximation à propos des faits qu’on lui prête, une chose est sûre : avide de pouvoir, avec tous les risques qui vont avec, Moulay El Hassan était pressé de régner totalement.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION