Le terme mu’min est généralement traduit pas «croyant». Mais le mu’min coranique n’est pas encore le croyant «musulman». Le corpus de la racine hamza mîm nûn est très important dans le Coran, qu’il s’agisse des formes verbales, participiales, ou du substantif, imân. Plus de 879 emplois de la racine indiquent que l’on se trouve face à une notion structurante de la pensée coranique. Les emplois les plus anciens de mots dérivés de la racine mettent en avant l’idée de sûreté et de protection. Il peut s’agir d’un lieu : La Mecque qui est protégée par son Seigneur divin, rabb, est dite haram âmin, un espace protégé et sûr (29, 67), c’est-à-dire à l’abri des attaques de tribus hostiles. Le qualificatif amîn désigne le messager, rasûl, dont la parole d’inspiration divine qu’il transmet est absolument fiable. L’expression revient comme un refrain, à six reprises dans la sourate 26. L’idée de confiance est centrale. On est aussi dans le registre d’une alliance qui tient ses promesses entre les contractants. Ainsi Dieu assure la tranquillité des voyages caravaniers du peuple des Saba’ yéménites avant qu’ils n’en demandent trop et qu’ils ne soient châtiés, 34, 18. Allah est d’ailleurs désigné lui-même comme un mu’min, c’est-à-dire comme un contractant sur lequel on peut compter (59, 23). Il est « le garant de la sauvegarde individuelle et collective ». On voit bien face à une expression comme celle-là que traduire par «croyant» ne rend pas du tout compte du sens coranique et de ses arrière-plans. Ceux-ci renvoient directement au fonctionnement de la société tribale dans laquelle l’alliance entre les hommes et avec les dieux joue un rôle fondamental. Encore faut-il savoir choisir le bon allié, que ce soit parmi les hommes ou les dieux. Certains avaient contracté une alliance avec les djinns. Ils avaient cru pouvoir compter sur eux, kânû bi-him mu’minîn. Ils sont jetés en enfer au Jour du Jugement. Le Coran se moule, une fois encore, dans un contexte social et imaginaire qui existait avant. Il en exalte les valeurs de solidarité et de respect de la parole donnée. Il souligne en même temps les risques pour celui qui dévie de la bonne voie. Mais la majeure partie du corpus coranique concernant le mu’min est de période médinoise. Le terme désigne alors celui qui adhère pleinement à la cause d’Allâh. Il le fait en reconnaissant la véracité de la révélation (2, 91), et en agissant bien (2, 82 et très nombreux passages). Mais c’est aussi celui qui s’engage pleinement dans les actions concrètes, notamment de combat, lancées par Muhammad à Médine (49, 15). Ce sens coranique se perpétue après la période prophétique. Il témoigne de la persistance du modèle tribal pour mener une action collective. Les premiers successeurs de Muhammad, notamment ceux qui ont lancé les conquêtes, d’abord en Arabie centrale puis hors des frontières de la péninsule, reçoivent alors le titre de amîr al mu’minîn. C’est le chef (donneur d’ordre, amr) auquel on fait confiance en acceptant de s’engager pleinement dans les actions qu’il entreprend. Cette terminologie demeure fonctionnelle pendant plus d’un siècle et demi. Elle le fait tant que les tribus issues de la péninsule arabique continuent de jouer un rôle politique auprès du pouvoir califal. Cela dure au moins jusqu’à la chute des Omeyyades en 750. C’est seulement à la suite de l’effondrement de ce modèle social que le mu’min coranique devient un croyant ordinaire.
Par Rachid Benzine, islamologue