L’aune de la modernité dont nous disposons est celle qui s’est profilée en Occident. En politique, elle s’est faite avec Machiavel, par la coupure avec l’ordre clérical, la fausse morale chrétienne, en prenant l’être humain pour ce qu’il est, et en faisant la distinction entre l’être et le paraître. César de Borgia avait beau être fils de pape, il s’imposa par la force et la ruse, les deux grands leviers de la politique. Hobbes, partant du contexte de guerre civile qui avait déchiré l’Angleterre, a décortiqué les penchants mécaniques de domination chez l’être humain qui font de l’homme un loup pour l’homme. C’est cette propension suicidaire qui a décidé les êtres à passer un contrat social tacite pour sortir de l’état naturel à un autre artificiel au profit d’une entité abstraite, le Léviathan, avatar de l’État. L’État est dans la pensée occidentale l’expression du contrat social. On n’était plus dans cette image chrétienne de l’Homme image de Dieu. L’être humain est mû par ses égoïsmes et ses intérêts, et la dynamique des intérêts contradictoires crée ce que Adam Smith appelle «la main invisible ». Et c’est à partir de ce postulat qu’est né le libéralisme. Les deux régulateurs aux égoïsmes propres à l’être humain, dans la pensée libérale, sont le droit et le marché. Dans la pensée libérale, la pensée politique ne s’embarrasse pas de considérations morales. La vertu chez Montesquieu, n’est pas individuelle ou personnelle, mais la conformité à l’intérêt général. Il est vrai que la tentation morale a ponctué la pensée politique occidentale, par référence à la religion, ou à d’autres référents messianiques, tels le socialisme ou le fascisme. Le libéralisme avait toujours en horreur les tentations morales parce qu’elles procèdent d’une vision utopique et prennent l’être humain pour ce qu’il devrait être et non pour ce qu’il est. L’issue de ces « tentations morales », à l’aune de l’histoire, fut désastreuse. Le libéralisme prend l’être humain, pour ce qu’il est, avec un outil de régulation qui est la loi, en parallèle au marché. Cet ordre ne prétend pas être le meilleur, mais il se présente comme étant le moins mauvais.
Cette évolution n’a pas eu lieu dans le monde arabo-islamique, où certes, avec le choc de la modernisation, on a emprunté des techniques de gouvernance, sans que celles-ci soient l’expression d’une philosophie ou d’une vision du monde. Partis politiques, parlements, élections, sont autant d’instruments qui ne concourent par à une séparation des pouvoirs, mais plutôt servent de paravent au pouvoir absolu. L’État chez nous se confond avec son outil, l’administration et l’instance dépositaire du pouvoir. C’est à juste titre qu’un observateur américain avait dit, il y a un an, que le monde arabe dispose de régimes forts et d’États faibles. L’État n’est pas encore l’expression d’un contrat social. Il était normal que la « tentation morale » fût plus forte chez nous, dans le monde musulman, et cette tentation a pris un accoutrement religieux, à différents degrés.
Ailleurs, on a été édifié sur les travers de cette « tentation morale », mais nous commençons à en avoir un avant-goût. Les aventures amoureuses d’un ministre, dans la conception moderne, font partie de la sphère privée et n’ont pas à être étalées sur la place publique. Mais la chose prend une autre tournure quand ce même ministre se présente comme faisant partie d’un « ordre moral », d’inspiration religieuse qui prétend ne pas faire de distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Comment faire valoir ce qu’on refusait aux autres, au nom d’un prétendu puritanisme ? Une journaliste n’avait-elle pas été rabrouée par ce même ministre pour sa tenue, jugée peu pudique ?
La tentation morale non seulement est truffée de contradictions, mais porte en germe la violence. Une violence symbolique, au nom d’un prétendu puritanisme, ou une violence brute. La chose n’est pas une vue de l’esprit. Il serait peut-être intéressant de rappeler qu’en matière politique, rien de plus raisonnable et de plus humain n’a été dit que ce qui a été écrit par les Grecs et les philosophes des Lumières. On peut toujours se gargariser d’une quelconque exception ou spécificité culturelle, mais cela nous condamnera à être ce que l’historien Abdellah Laroui appelle « les cancres de l’histoire ». « L’homme, disait Pascal, n’est ni ange, ni bête, et le malheur voudrait que qui veut faire l’ange, fait la bête ».
Restons humains. Prenons-nous pour ce que nous sommes et gardons-nous de ne pas nous prendre pour ce que nous ne sommes pas.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane