On pourrait dire, surtout pour le Machrek, que le « printemps » a été capturé par deux phénomènes concomitants : la poussée du jihadisme et les enjeux de la géopolitique. À un niveau plus large, les peuples arabes reçoivent de nos jours une avalanche d’informations qui leur font découvrir que leur monde ne correspond pas aux schémas simples et lénifiants auxquels les idéologies et les gouvernants les avaient habitués depuis fort longtemps.
Kamal Salibi, éminent historien libanais, a publié en 1988 un essai saisissant intitulé : Une maison aux nombreuses demeures : l’identité libanaise dans le creuset de l’histoire. L’auteur y décrit les mythes historiques qui racontent les origines de la nation libanaise et qui expliquent pourquoi la construction d’une mémoire nationale homogène présente de véritables difficultés dans ce pays qui a institutionnalisé le pluralisme confessionnel et qui a été déchiré par une série de conflits armés. Il est évident que le Liban représente un cas extrême. Ceci dit, en pensant l’histoire libanaise, Salibi met le doigt sur des aspects qu’on pourrait généraliser au niveau des représentations dominantes du passé chez les arabes.
Les nationalistes arabes « dépouillaient l’histoire islamique de sa dimension non-arabe et l’intitulaient histoire arabe » (p. 242). Le nationalisme arabe « a réussi à faire croire au commun des mortels arabes que l’unité politique qu’ils ont connue à une époque de l’Islam était en fait une unité nationale arabe qu’ils ont perdue par la suite, ou qu’on leur a délibérément dérobée… » (p. 251). D’un autre côté, chez l’ensemble des sunnites, « on ne pouvait séparer l’histoire arabe de celle de l’État islamique sunnite » (p. 240).
Lorsqu’on passe aux faits, il s’avère que « contrairement aux autres peuples islamiques, les arabes ne sont pas toujours musulmans » (p. 258) ; que « les musulmans arabes ne professent pas tous le même Islam, contrairement aux Iraniens qui sont essentiellement chiites ou aux Turcs presque tous sunnites » (p. 258).
Salibi montre que les communautés confessionnelles libanaises se sont souvent comportées comme des tribus dirigées par des seigneurs de guerre. Chaque tribu est « à jamais méfiante et soupçonneuse à l’égard des autres », « toujours en alerte, étendant des antennes en direction du monde extérieur dans différentes directions, en cherchant des sources possibles de soutien extérieur en prévision d’un nouvel épisode du conflit ouvert » (p. 251). Ce comportement tribal ne fait-il pas penser aux relations interarabes ? Nous sommes loin du processus de naissance de l’État moderne que Michel Foucault analyse dans son livre Sécurité, territoire, population (2004). Il y est dit qu’à partir du XVIe siècle, l’Europe a connu le passage d’un système de dynasties rivales fondées sur l’obéissance des sujets, dans le cadre d’un universalisme impérial, à un autre système de concurrence entre États souverains désireux d’accroître leurs richesses et de « gouverner des populations » à travers des « dispositifs » qui favorisent la production, l’échange, la sécurité et la liberté.
Le Machrek du XXe siècle a connu un processus différent. Depuis la fin de la domination ottomane, la région a été soumise à deux types de phénomènes : d’un côté une domination occidentale qui continue de fournir un soutien inconditionnel à l’État hébreu, et d’un autre côté une compétition entre différentes variantes d’unitarisme arabe et islamique. Les États ont souvent utilisé les tendances unitaires pour mieux asseoir une domination de minorités ou d’oligarchies. D’où une force apparente et une fragilité latente qui se manifeste actuellement dans différents points de l’aire arabe.
Il est donc instructif de revisiter une certaine « histoire événementielle » et de bien distinguer entre l’histoire nationale et les subtilités de l’histoire régionale. C’est là une autre fonction sociale de l’histoire et un rôle qui devrait éclairer le débat public.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane