Sophie Bessis, par une analyse fine dans La double impasse, paru récemment, part du constat d’un ordre mondial évanescent. Dans ce délitement, le monde arabe était sans repères avant le chambardement de ce qui était appelé hâtivement « le printemps ». Il y avait ce que Ali Mezghani appelle le caractère « funambule » d’un État inachevé. Longtemps partagé par des systèmes qui reposent sur une tradition réinventée, greffés sur une modernité technique d’emprunt, ou des autoritarismes militaires, l’islamisme exerçait un attrait sur « les masses inutiles ». Face à des systèmes bloqués, les modernistes et les islamistes faisaient corps commun. Mais, le fondamentalisme religieux n’est que la réaction à un autre fondamentalisme qui pèche par absolutisme, celui du règne marchand ou le magister de l’argent. L’Occident, friand de gadgets conceptuels pour penser l’Autre et lui montrer la voie, a cédé à ce que Bessis appelle « le néo-orientalisme », une vision paternaliste sur l’Autre, voire un « égarement emphatique » occasionnel pour finir par remettre cet « Autre » à sa place, dans sa « clôture géographique et culturelle » hermétique à l’universel.
L’Occident est certes conscient de son « décentrement », mais il est désormais prisonnier de ce néo-orientalisme, un mélange de paternalisme culturel et de néo-colonialisme dans la sphère économique.
Et pourtant, une lame de fond moderniste traverse le monde arabe. Mais, les modernistes partent en ordre dispersé. Peuvent-ils briser le manichéisme ambiant ? Peuvent-ils dépasser la réalité manichéenne de Janus, d’un capitalisme financier pernicieux, et la chape d’un messianisme lénifiant ?
Il serait, à mon sens, inutile d’appréhender le monde arabe comme un ensemble culturel compact. Regardons plutôt du côté du Maghreb, et particulièrement le pays d’origine de Sophie Bessis, la Tunisie, et celui du Maroc. Les deux expériences se différencient quant à leurs prémisses, mais pourraient se rapprocher quant à leurs issues… La Tunisie bourguibienne s’est faite sur une rupture avec la tradition, un investissement dans l’éducation, et c’est certainement ce capital qui a prémuni la Tunisie des dévoiements de Ben Ali. De cet héritage, les modernistes puisent leur sève.
Le Maroc s’est fait par une réappropriation de la tradition réinventée. Le socle sur lequel s’est édifié le Maroc indépendant est plutôt le legs colonial moderne. La tradition n’avait de fonction que résiduelle pour rester fidèle à l’ossature historique et aussi pour désarmer l’opposition moderniste en déphasage avec la culture ambiante des masses. Dans cet attelage, il y a eu des dérives, nous dit l’historien Laroui, quand la monarchie a cédé à la tentation d’être l’institution d’un clan, voire d’un gang. Le roi n’est devenu roi de tout le monde qu’en 1975, renchérit l’observateur perspicace dans son livre Hassan II et le Maroc. L’éducation sous Hassan II était un chantier en déshérence, contrairement à Bourguiba.
L’effervescence démocratique en Tunisie s’est vite accommodée avec l’appareillage démocratique de partis, constitution, élections… Il y a en Tunisie, plus qu’ailleurs, une culture moderne, et une classe moyenne consciente d’elle-même, qui est l’ossature de cette culture. L’ingénierie démocratique est greffée sur une culture politique moderne.
Au Maroc, il y a eu une longue tradition électoraliste, une culture consensuelle, mais peut-on réellement parler de culture politique moderne ?
La culture politique demeura prisonnière des paradigmes, Makhzen, « siba », zaouïa. Ces vieux moules n’ont pas été cassés, malgré l’appareillage moderne de l’État, de partis, de la société civile… Devant la logique implacable de l’arithmétique électorale, des pans modernes, issus des classes moyennes, ont déserté le champ politique. La bourgeoisie s’est recroquevillée sur elle-même, échaudée depuis la harka dite d’assainissement en 1996, malgré quelques velléités de nourrir le courant moderniste, via la presse.
Face au séisme qui a secoué le monde arabe, le Maroc n’a eu de stabilisateur que son histoire et la peur du chaos. Il y eut cette conscience que l’ingénierie constitutionnelle, pour importante qu’elle pût être, ne peut être la panacée. Les juristes relèvent déjà les incohérences du texte de 2011, son jeu éclectique qui lui enlève toute cohérence. Il faut y voir sa dimension politique, plutôt que juridique.
Les choses ont-elles changé pour rester les mêmes ? Je ne le pense pas. Le dossier de l’éducation est soulevé, et c’est à l’honneur de l’instance qui l’a posé. Il est appelé à être la sève nourricière d’une culture moderne. Il serait hasardeux de l’aborder sous un prisme technique ou une velléité consensuelle.
Mais, il y a un problème qui ne relève pas de l’État et qui interpelle le champ politique dans sa globalité plus que le champ partisan : y a-t-il un discours moderne cohérent ? Un cadre fédérateur se profile-t-il à l’horizon ? Les formations politiques issues du mouvement national s’enfoncent dans la crise. Les deux formations issues de Janus se courtisent. Serons-nous acculés à reprendre les mêmes et recommencer ? Après la tragédie, la farce ?
La Tunisie va d’un pas ferme sur un terrain glissant. Le Maroc va d’un pas hésitant sur un terrain qu’il croit ferme. On espérerait tout de même qu’ils soient des success-stories.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane
La Tunisie enseigne la démocratie aux pays arabes.
Déclencher une guerre civile est plus facile que s’engager dans un processus démocratique qui fédère tous les courants de la pensée, et qui, malgré la diversité idéologique,l’intérêt général de l’État prévale tous les autres intérêts individualistes.
A mon sens, la victoire de « l’appel de la Tunisie » dans ces élections législatives, nous enseigne que l’alternance politique devrait être acquise dans tous les pays arabes, car il est fort souhaitable, la coexistence d’un pluralisme politique capable d’élaborer des politiques publiques sans coloration politique, et qui ne méconnait guère le droit du peuple à un développement durable qui n’écarte aucun courant dans l’édification de l’Etat de droit.
A vrai dire, l’expérience de la seconde République tunisienne mérite une étude particulière, surtout qu’elle est le berceau du printemps arabe et qui n’a pas été en abri de plusieurs ingérences extérieures.
Reste à préciser que le parti majoritaire,et élu démocratiquement ne doit pas former un gouvernement pâle, avec une coalition partisane, mais il devra se cohabiter avec le parti des islamistes modérés pour bien se positionner dans le parlement avec une majorité forte.
A la fin, il faut rappeler que la Tunisie a franchi le premier pas en l’édification de l’État de droit, et il reste tout un parcours à courir pour qu’elle reprenne la place qu’elle mérite dans la société internationale.