On a beaucoup écrit sur la complexité du rapport entre la fiction et le vécu, entre le vrai et le réel, entre la littérature, le mythe et l’histoire. Parmi les mythes créés par la littérature contemporaine, il y a celui de Frankenstein, créé par l’Anglaise Mary Shelley dans son roman fantastique publié en 1818, et dont le succès apparaît dans les reprises et les adaptations dont il a fait l’objet dans différents supports littéraires et artistiques, du théâtre au cinéma et à la bande dessinée. Le Docteur Victor Frankenstein se retire dans son laboratoire où il parvient à créer sa propre créature à partir de membres issus de différents organismes. Le monstre échappe au contrôle de son créateur, le traque et sème la terreur dans son entourage. En 2014, Ahmed Saâdaoui, un jeune écrivain irakien né en 1973, obtient le « Booker Prize » arabe pour son troisième roman, intitulé Frankenstein à Bagdad. Nous sommes dans les années 2005- 2006. Dans un quartier populaire et multiconfessionnel de la capitale irakienne, Hadi Al Attag, brocanteur et fabulateur, réunit des lambeaux humains récupérés à la suite des explosions quasi quotidiennes qui secouent Bagdad. Il les coud ensemble et donne ainsi vie à une nouvelle créature qu’il appelle « Celui qui n’a pas de nom ». Comme dans le roman-modèle, le monstre se libère de la tutelle de son créateur, mais ici il décide de venger les victimes des explosions et réussit à échapper aux différentes tentatives de capture et de liquidation. Le roman est puissant car il nous montre avec une grande sensibilité que bien avant Daech et comme prélude à Daech, et contrairement à l’histoire récente véhiculée par les médias, l’Irak a vécu, du fait de l’occupation américaine et de l’exacerbation des tensions communautaires, un paroxysme de violence qui relève d’une atmosphère de fin des temps. Le roman est construit autour de récits enchâssés qui nous font osciller entre l’événement et l’imaginaire. La force destructrice est alimentée de toutes parts, et le sentiment central est constitué par la spirale de la peur, une peur générée par la mort et qui génère elle-même la mort.
Tout récemment, c’est l’effet Donald Trump qui continue de marquer la campagne électorale américaine. Le candidat se propose de construire un mur sur la frontière mexicaine et d’interdire aux musulmans l’accès au sol américain. Le discours apparaît au début comme provocateur, mais son audience s’élargit à un rythme inattendu. Le programme gagne aussi en cohérence. On y a relevé le résultat d’un processus de radicalisation de l’opinion républicaine : de Reagan à Bush, puis au « Tea Party ». Un ultranationalisme mêlé de populisme, la nostalgie d’une Amérique des origines, une inquiétude identitaire face au sentiment de déclin de l’Occident. Alain Frachon, chroniqueur du quotidien Le Monde, titrait récemment « L’émergence du trumpisme », et nous apprend que le mot est lâché : sur les pages du célèbre Washington Post, le politologue Robert Kagan, qui ne manque pas de sympathie pour les néoconservateurs, dit que « les républicains ont accouché d’un Frankenstein qui va les dévorer ».
S’agit-il d’un phénomène purement américain, ou bien la nouvelle voix dit-elle tout haut ce que bien d’autres pensent tout bas ? Je relève dans le quotidien français Libération un éditorial symptomatique, « Pourquoi Trump est un homme politique européen comme un autre ». On y lit entre autres : « La prochaine fois qu’on aura envie de rire à un débat républicain, ou à une proposition de Trump, regardons-nous d’abord dans un miroir ». Car au même moment, l’Union européenne montre des signes d’une évolution vers la fragmentation. C’est la progression de l’islamophobie un peu partout en Europe et la récente avancée électorale de l’extrême droite en Allemagne. Et même quand d’autres courants politiques sont au pouvoir, le souci électoraliste les pousse à émettre des discours et à prendre des mesures qui expriment une complaisance avec l’extrême droite.
On est tenté de voir dans le présent une réédition de l’atmosphère des années 1930 avec d’autres acteurs et d’autres enjeux.
Au sud et à l’est de la Méditerranée, des Etats nationaux se disloquent sous l’effet de tensions internes et d’interventions internationales difficiles à démêler. En Europe, des nations qui devaient pousser vers une reconnaissance du pluralisme culturel s’engagent dans une communautarisation agressive qui ne dit pas son nom. De l’autre côté de l’Atlantique, le nouveau nationalisme opère une véritable régression par rapport au pluralisme et au sécularisme qui ont fait la force de la société américaine. L’élection d’Obama portait une charge symbolique très forte ; certains veulent en faire une fin de cycle.
De manière générale, l’aire arabo-africaine se présente de plus en plus comme le ventre mou du Sud, alors que l’Occident entretient le sentiment de la forteresse assiégée.
Abdelahad Sebti, Conseiller scientifique de Zamane