La fin d’un règne, c’est aussi l’entame et le déroulé de celui qui lui succède. Le rideau tombe sur l’un, le rideau se lève sur l’autre. Ainsi va la monarchie par paliers de temps, par tranches de vie. Il y a quinze ans, Hassan II décédait, Mohammed VI était intronisé. Deux époques qui ne se contentent pas de se suivre et de s’additionner, mais qui vont forcément se recouper ou se différencier. Plus la différenciation s’affirme et se met en évidence, plus elle incite, non pas à une comparaison linéaire, mais à une interface en guise de parallèle. La prééminence du contexte s’en trouve quelque peu malmenée, sans aller cependant jusqu’à décontextualiser. Encore que, dans une monarchie, c’est le souverain qui façonne le contexte, plutôt que l’inverse.
Quinze ans, c’est un espace-temps court par rapport à un régime monarchique qui a vocation, par essence, à s’inscrire dans la durée. Cela reste, tout de même, suffisant pour l’ébauche d’un profil du roi en situation, pour cerner les contours d’un régime en construction.
Osons alors une mise en présence des quinze premières années de Hassan II et de Mohammed VI. Tout en sachant que le règne de Hassan II ne peut être réduit à sa première partie, il a été malgré tout suffisamment dit et écrit que les quinze premières années ont été terriblement complexes. Il ne s’agit pas de réveiller de vieux démons neutralisés, dans la douleur, de raviver de mauvais souvenirs ou de remuer le couteau dans la plaie. Mais de lire une page de notre histoire toute proche avec lucidité, pour l’intégrer et la dépasser. Le Maroc, fraîchement indépendant, était à la recherche, avec passion et frénésie, d’un mode de gouvernance qui fasse la part juste entre la légitimité monarchique et la volonté populaire démocratiquement exprimée pour la gestion de la chose politique. Il en a résulté une longue période d’équilibre instable et de confrontation frontale entre un roi jaloux de son pouvoir jugé menacé et une opposition radicale au référentiel vague et à la composition kaléidoscopique.
Nous avons ainsi connu des moments où cette crispation politique permanente a atteint son paroxysme de violence. L’apprentissage de la démocratie n’étant pas encore à l’ordre du jour, c’est la négation de l’autre qui primait.
Sur une décennie et demie, le pays a été le théâtre de projets de complots, réels ou présumés, nourris par des courants issus du mouvement national ; ainsi que des tentatives de putschs militaires. L’un des épisodes dramatiques de cette atmosphère irrespirable a pris la forme d’une révolte populaire, le 23 mars 1965, la première du genre en milieu urbain du Maroc indépendant.
À chaque fois, la répression fut terrible. Elle a fini par englober les jeunes militants d’une nouvelle gauche se réclamant de la pensée marxiste.
C’est durant ces années de braise que des lieux d’incarcération et de torture ont acquis leur triste renom, tels Dar El Mokri, Derb Moulay Cherif et Tazmamart. La récupération du Sahara marocain, matérialisée par la Marche verte en 1975, a permis de retrouver l’union sacrée qui avait prévalu sous le protectorat. La communication avec le Palais a été rétablie autour du devoir national de défense de l’intégrité territoriale du pays. Cette sortie d’une période de grande turbulence aura été de courte durée. De même qu’elle est à relativiser, car d’autres évènements suivront, avec la même connotation politique et la même charge sociale. Mohammed VI héritera de ce passif excessivement lourd, même si Hassan II, vers la fin de son règne, avait initié son dépassement par l’amnistie générale et la création du CCDH (Conseil consultatif des droits de l’Homme). Et par une ouverture politique permettant l’accès au pouvoir de l’opposition. Le nouveau roi a commencé à apurer le dossier des droits de l’homme dès son intronisation. Au CCDH a succédé le CNDH qui a cessé d’être consultatif pour devenir une institution aux décisions exécutoires. L’IER (Instance équité et réconciliation) s’est attachée, autant que faire se peut, à panser les plaies par des indemnités financières et un train de mesures d’insertion dans la vie active. L’État reconnaissait enfin ses torts. Les droits humains étant constamment sur le métier, la boucle n’est jamais bouclée dans ce domaine, ici comme ailleurs.
Avec Mohammed VI, on assiste, en temps réel, à une nouvelle manière d’incarner le pouvoir royal. C’est un roi mobile, actif et plus facile d’accès. Il est régulièrement sur les chantiers de grands et petits ouvrages d’infrastructure et d’équipement économiques et sociaux, aux quatre coins du pays. L’aspect humain gagne en présence et en consistance. Ses discours sont plus courts. La capitale devient quasiment itinérante. Les palais ne sont plus ses résidences principales, mais plutôt à usage d’audiences. Bien que plus fréquents, ses déplacements sont plus tonitruants et moins paralysants des voies de communication. Mohammed VI imprime son style à la monarchie. S’agit-il, pour autant, d’une vraie nouvelle offre politique ? Mohammed VI a connu le moment plus crucial des 15 premières années de son règne. La réponse par la crise. Si tant est que les crises sont généralement porteuses de solutions de sorties des situations de blocage. Le mouvement du 20 février a joué ce rôle dans un vaste contexte transfrontalier et trans-saisonnier qu’on a appelé « le printemps arabe ». Pendant des mois, des milliers de jeunes sont régulièrement descendus dans la rue pour porter des revendications, des dénonciations et des propositions. La corruption gangréneuse et structurelle, le népotisme, le copinage, les avantages indus, l’enrichissement illicite, au plus haut de la hiérarchie de l’administration et de l’État, devaient être combattus et bannis. De même qu’ils exigent l’égalité des citoyens devant la justice, devant la maladie et devant un système scolaire de qualité et à une seule vitesse pour tous. Le point d’orgue de ce véritable cahier de doléances a été la réforme de l’État et du système politique par l’instauration d’une monarchie parlementaire.
Le Maroc était au bord d’une crise ouverte sur toutes les éventualités possibles. Il fallait faire dans l’urgence. La réponse est venue par la Constitution de 2011, un texte certes en évolution par rapport aux précédents, mais qui reste relatif dans son énoncé et très timidement mis en œuvre dans son application. Le premier ministre, devenu chef de gouvernement, a vu ses prérogatives élargies. Il ne sera plus nommé hors partis politiques, comme cela a été le cas avec Driss Jettou en 2002.
La rue a rempli son rôle. Elle a permis une sortie de crise à moindre coût, telle l’arrivée au pouvoir de l’islamisme politique. Une issue de secours inédite. Un pas est franchi. Tant d’autres restent en suspens, de l’avis même de Mohammed VI dans son dernier discours du trône.
En attendant, toute l’équipe de Zamane vous souhaite de très bonnes vacances et vous donne rendez-vous en septembre prochain.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION