Pour bien saisir la portée de l’épisode électoral du 4 septembre dernier, et son effet sur le champ politique marocain, il faudrait relire et décrypter le processus complexe qui fut amorcé avec « le gouvernement d’alternance ». On a généralement tendance à se limiter à des appréciations globales très contrastées, entre des thèmes comme la continuité makhzenienne ou l’exception marocaine. On a aussi tendance à surestimer l’effet de « la bataille des idées » qui serait, entre autres, à l’origine du recul de la gauche. Il me semble que le niveau décisif a été constitué par la pratique politique, et par une dichotomie entre deux attitudes dominantes, à savoir une culture du consensus, gravitant de manière plus ou moins déclarée autour de l’institution monarchique, et une culture qui érige la contestation en substitut de projets politiques concrets. Ainsi l’USFP, héritière d’une longue tradition de contestation, s’est enlisée dans la mouvance consensuelle sans soumettre son expérience à une évaluation conséquente. De son côté, le mouvement du 20 février fut emblématique d’une tradition de contestation reconnue par le système politique depuis 1998 ; c’est ce qui a permis à ce système de s’adapter au séisme du « Printemps arabe », et de forger un nouveau cadre constitutionnel qui a élargi les prérogatives du chef du gouvernement. S’ouvre alors une nouvelle séquence marquée par un nouveau style dans la pratique gouvernementale, avec l’effet PJD, et le leadership de Benkirane qui a réussi à gagner en charisme. Au lieu du consensualisme de rigueur, le PJD, muni d’une légitimité électorale, s’assume dans un conservatisme ouvert qui se démarque de la rigidité intégriste, et un discours réformiste qui s’accorde avec l’institution monarchique tout en désignant les forces opposées au changement. Le résultat est ce paradoxe d’un référentiel religieux qui s’éloigne vers l’arrière-plan, et une communication performante qui routinise une gestion à dominante économique. Au niveau du gain politique, le parler vrai s’avère productif ; et malgré un bilan assez limité, les élections locales et régionales sont venues récompenser l’exercice gouvernemental et sanctionner des segments significatifs de l’opposition. Au-delà des affinités idéologiques communes, les composantes de la mouvance de gauche ont adopté des positions très divergentes par rapport au positionnement dans le jeu politique actuel. Si l’USFP a payé le prix de sa pratique récente au gouvernement puis dans l’opposition, le PPS siège dans la coalition menée par le PJD, le Parti de la Voie Démocratique (Nahj) a appelé au boycott des élections, et la Fédération de la Gauche Démocratique s’est convertie récemment à la participation, et a obtenu des résultats limités mais porteurs. Un processus de polarisation est perceptible. D’un côté un courant qui prône la réforme irréversible et invoque dans la pratique une moralisation de l’action politique. D’un autre côté, c’est une politique des notables qui se perpétue. Elle se plaît dans l’usage de la « transhumance », et profite d’un découpage électoral qui survalorise le vote rural. Elle traverse un certain nombre de partis, et va même jusqu’à fragiliser la coalition gouvernementale, comme le montrent les tractations qui ont accompagné l’élection des présidents des régions. Le milieu en question se professionnalise, occulte ses enjeux par une habile distribution des rôles, et invoque le modernisme pour servir le statu quo. En somme, pour les deux courants en présence, il s’agit de contenus politiques qui résident dans les formes d’action quotidienne. Une véritable bataille de programmes et de projets de société fait toujours défaut. C’est là un handicap qui pourrait affecter la crédibilité des prochaines législatives. En contrepoint de l’événement politique du 4 septembre, et par un hasard de la synchronie, l’affaire Eric Laurent / Catherine Graciet constitue un événement médiatique important. Quelle que soit l’issue de l’affaire judiciaire en cours, un pan du journalisme français a bien montré dans les faits un rapport lucratif avec le métier de l’information. On est loin de figures comme celle de Jean Lacouture, dessinant les profils du Maroc à l’épreuve et de l’Egypte en mouvement. Certaines déclarations d’Eric Laurent révèlent un regard qui ne manque pas de condescendance, et la présence implicite du thème du « despotisme oriental » qu’on se plaît à louer ou dénoncer selon l’opportunité ou l’humeur du moment. Ceci dit, le scandale est révélateur d’une longue histoire, celle de la hantise que nous entretenons par rapport à notre image à l’étranger, et celle de notre frilosité vis-à-vis du regard extérieur. Or plus un système politique gagne en transparence, plus il gagne en maturité et en immunité, quittant du même coup la posture postcoloniale.
Par Abdelahad Sebti