Depuis l’auto-proclamation du Califat par l’ex-EILL, la région du Machrek connaît une cascade d’événements qui maintiennent le sentiment d’imprévisibilité. La presse a parlé d’aubaine à Kirkouk, «Jérusalem des Kurdes». Des chrétiens de Mossoul se réfugient au Kurdistan. Israël se prépare à l’éventualité d’une intervention militaire pour défendre la Jordanie menacée par le nouvel État. L’Arabie saoudite envisage l’éventualité d’un front commun avec l’Iran, l’Irak et la Syrie. L’Irak se prépare à l’éventualité d’une guerre civile entre sunnites et chiites.
Au-delà des différentes évolutions locales, il me semble que le « printemps arabe » a connu deux types de rapport au passé. D’abord un passé nié et gommé par le premier élan des révoltes, au nom d’un futur qui porte les noms de « liberté », « dignité », « justice sociale ». La rue arabe incarna l’idée de liberté, et inspira une série de mouvements de contestation dans plusieurs continents. Ceci dit, le passé arabe était aplani dans le terme de « despotisme » (istibdâd), ce qui entraîna un mimétisme et une volonté de duplication qui avait tendance à méconnaître la topographie réelle des différents pouvoirs. Ensuite le passé reprit le dessus, à la faveur des blocages et des interventions étrangères. C’est le retour de la tribu, des communautés ethniques et confessionnelles, et des solidarités infra-étatiques de manière générale. On parle de moins en moins de dynamiques populaires, ou de projets de société, et de plus en plus de clivages religieux et d’alignements à caractère géopolitique.
Dans le premier moment, illustré par le modèle tunisien, il s’agissait de refonder l’État-nation sur des bases démocratiques, en dehors de l’obédience régionale. Dans le deuxième moment, illustré par l’impasse syrienne, ce n’est pas l’omnipotence du régime, mais l’existence même de l’État qui est remise en cause.
Adoptons une temporalité plus longue. Quatre remarques me semblent s’imposer. Primo, deux États voisins ont manifesté des signes de fragilité : l’Irak et la Syrie. La frontière entre ces deux États est passée de la porosité à la destruction formelle assumée par le nouvel « État islamique » dont les ambitions affichées au départ couvraient « l’Irak et le Levant », c’est-à-dire le territoire découpé par les accords franco-britanniques de Sykes-Picot (1916). Secundo, c’est l’amorce d’un nouveau cycle.
En 1924, la Turquie supprime le Califat et après un peu moins d’un siècle, l’EILL proclame un nouveau Califat qui met en scène l’imaginaire extrême de l’Islam politique, et qui se donne une dimension quasi universelle. Mais dans le même mouvement, une variante du jihadisme renonce à la dimension déterritorialisée d’al-Qaïda et adopte une nouvelle posture qui révélera les enjeux encore imprécis de la nouvelle dynamique régionale. Tertio : les modalités de déstabilisation de l’Irak et la Syrie illustrent le paradigme de la force du régime associée à la faiblesse de l’État. Ces régimes ont prétendu incarner les valeurs unitaires de l’identité arabe, avec une culture politique qui affiche la modernité et la laïcité, alors que les pratiques révèlent un usage arbitraire des appartenances communautaires aux dépens de la citoyenneté.
C’est l’échec de la construction nationale, et de la nécessaire synthèse évolutive entre identité, nation, société et pouvoir étatique. Ce qui a affaibli les États, c’est aussi la compétition entre une multitude de pôles hégémoniques quasi mitoyens, ce qui a fait de la délégitimation et de l’interventionnisme une attitude courante dans les relations inter-arabes. Depuis le début des années 1980, l’Irak en est dans les faits à sa quatrième guerre, devrait-on considérer qu’il a toujours occupé le rôle de victime ?
Toute la difficulté est donc de relire le XXe siècle arabe en rappelant l’impact de l’environnement international sans tomber dans la théorie du complot, sans reporter toute la responsabilité sur l’Autre, et sans essentialiser les peuples et leur parcours historiques.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane