Le projet de Loi de finances 2013 offre une occasion au Maroc de débattre sur le fonctionnement de son économie. Un secteur de plus en plus opaque pour les citoyens qui commencent à s’inquiéter des effets de la crise. A la lecture du passé, la question est de savoir si l’heure est grave.
Les murs du Parlement résonnent encore de la fameuse phrase alarmiste de Hassan II : « Le Maroc est au bord de la crise cardiaque ». C’était pendant la session d’ouverture en 1995. Depuis, le règne a changé mais la mise en garde semble toujours de mise. L’onde de choc propagée par la crise mondiale de 2008 a mis du temps à atteindre notre pays, au point de nous sentir à l’abri. Cette fois, l’exception marocaine ne tient plus. Selon l’économiste Najib Akesbi, le déficit budgétaire se creuse d’année en année et s’oriente vers un taux de 9 à 10% du PIB. Le déficit commercial, quant à lui, atteindrait le record historique de 200 milliards de dirhams. L’histoire récente du Maroc a prouvé la vulnérabilité de l’économie nationale, aggravée lorsque la conjoncture internationale s’en mêle. Depuis leurs premières interventions en 1964, les institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale surveillent de près la situation du royaume. Ces entités agressives dans la promotion forcée d’une mondialisation débridée parviennent à imposer leur vision. Elles misent sur le tourisme, l’agriculture ou encore l’implantation d’industries légères comme le textile. Des arbitrages contestables, mais dont la réussite éventuelle dépend d’un assainissement global des pratiques économiques marocaines. Là est la concession que n’offrira jamais le Maroc. Lorsque le système économique est d’abord bâti pour la survie politique d’un régime, il devient difficile de lutter contre la corruption, l’économie de rente et une justice aux ordres.
Après l’imprudence budgétaire suite à l’augmentation du prix des phosphates sur le marché international, le pays est victime à partir de 1979 d’un mal qui fait toujours l’actualité : la crise des finances publiques. La croissance est molle et les besoins augmentent. Le premier recours massif à l’endettement devient la règle. Le pays consomme ce qu’il n’a pas. La situation s’aggrave avec le second choc pétrolier qui ébranle le pays dans ses fondations. En 1983, les économistes n’hésitent pas à employer le mot tabou : la faillite. Cette année-là, le Maroc dispose de devises qui ne couvrent que 10 jours d’importations. Autant dire que la famine n’est pas loin. Hassan II se plie au Plan d’ajustement structurel (PAS) proposé, ou plutôt imposé par le FMI. Néanmoins, le monarque garde la main sur l’économie de rente et la politique foncière. Une décennie d’application de ce plan se révèle désastreuse. Les années 1990 s’annoncent bien sombres et Hassan II en est conscient. Son salut viendra encore une fois de la politique, son point fort. Sous couvert d’ouverture démocratique, il fait appel à ses ennemis de toujours. Le gouvernement d’alternance est né. Plus de dix ans après, l’approche économique devient de plus en plus financière. Les problèmes du passé demeurent et la nature de la solution est inconnue. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle crise cardiaque ? Qui possède le défibrillateur ?
Mohamed Soual ingénieur et militant politique
« La stabilité politique du pays est indispensable à son essor économique »
Karim Tazi chef d’entreprise et militant associatif
La situation économique actuelle du Maroc peut-elle être qualifiée de grave ?
Karim Tazi : Dans le souci de replacer la situation actuelle dans une perspective historique, je crois qu’il n’est pas anodin de relever que depuis quelque temps de nombreux commentateurs dressent un parallèle avec la situation des années 1980, période dans laquelle le pays a vécu le fameux Plan d’ajustement structurel (PAS). La question est de savoir si nous sommes dans un cycle similaire, c’est-à-dire celui d’une période d’aveuglement budgétaire qui conduit à une impasse, avec tous les risques qu’elle comporte. D’ailleurs, si la Une du dernier numéro de Zamane a été consacrée aux événements de juin 1981, c’est qu’une angoisse réelle est en train de se manifester aujourd’hui. Sommes-nous à l’approche d’un ajustement structurel sévère ? Pour moi, la réponse est oui. La politique économique déséquilibrée suivie par le régime, qui a précipité le Maroc dans la mondialisation sans mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires, s’est soldée par une perte totale de compétitivité de l’économie marocaine. Les Marocains se sont transformés en consommateurs des produits d’un reste du monde auquel il n’ont pas grand-chose à vendre en échange. Les rigidités qu’on a maintenues par manque de courage politique en termes de politique de change, de marché du travail, de coût de fonctionnement de l’Etat, ont encouragé le secteur privé à s’installer confortablement dans une situation de spéculation et de consommation, et à faire de l’investissement de l’Etat et des entreprises publiques le seul moteur de l’économie. Pour revenir à votre question, je pense donc que le Maroc est en train de revivre le cycle des années 1980, à cause d’une politique économique qui manque de vision et qui est partiellement irresponsable.
Peut-on affirmer que l’histoire économique se répète ?
Mohamed Soual : Je pense qu’il est tout aussi nécessaire d’être dans la rétrospective et la prospective. Il me semble important de souligner que l’on ne peut pas faire abstraction de la conjoncture internationale. L’économie mondiale connaît en ce moment un désordre sans précédent. Notre économie est extrêmement liée à celle du monde, rappelons que 60% de notre PIB est le produit des échanges internationaux. A la suite du PAS, le Maroc s’est vu obligé de procéder à des réformes, dont certaines étaient absolument nécessaires et d’autres me semblent non assumées. C’est-à-dire que leur ajustement ne s’est pas inséré dans l’appareil de l’Etat et de l’administration. Nous avions par exemple 14 ans pour nous préparer à l’accord de libre-échange passé avec l’Union Européenne en 1996, qui envisageait d’aboutir à un démantèlement douanier intégral, excepté pour les produits agricoles. Nous ne l’avons pas fait. Dans le même temps, nous avons conclu plusieurs accords de libre-échange, que ce soit avec la Turquie, l’accord d’Agadir ou avec les Etats-Unis. Les négociateurs n’avaient pas travaillé ou suffisamment associé toutes les parties prenantes pour les faire appliquer dans notre intérêt et, à chaque fois, nous n’avons pu que constater les impacts sans en prévoir les portées. Tous ces éléments indiquent un défaut de pilotage de l’économie du Maroc. Je voudrais tempérer quelque peu le jugement de Monsieur Tazi lorsqu’il pointe du doigt les responsabilités. Ces dernières sont pour moi de nature collective. Par exemple le secteur privé qui, à travers nos capitaines d’industries, n’a pas assumé sa part de responsabilité. De la même manière, je pourrais également citer les gouvernements successifs depuis l’alternance. Nous nous sommes souvent gargarisés d’être le pays bon élève en matière de gestion budgétaire auprès des institutions internationales, mais nous n’avons pas prêté attention à toutes ces ouvertures économiques plus subies qu’assumées. Le résultat aujourd’hui est que nous connaissons un déficit structurel sans précédent. Notre déficit en matière de balance commerciale est de l’ordre de 20% du PIB. C’est-à-dire que 20% de la richesse que nous produisons s’évapore ailleurs, ce qui implique irrémédiablement des points de croissance en moins chaque année. Le champ d’investissement, y compris pour les PME et PMI, se retrouve contracté, sans oublier le manque de liquidités engendré.
Karim Tazi, partagez-vous cette réflexion ?
K.T. : Je constate que Monsieur Soual a dénoncé un problème de pilotage de l’économie. Il est donc intéressant de poser la question de qui pilote cette économie ? Sont-ce les gouvernements successifs ? Absolument pas. Il n’est pas normal que des dirigeants, quels qu’ils soient, revendiquent tous les succès et rejettent sur d’autres la responsabilité de tous les échecs. Le régime marocain ne manque pas une occasion de se prévaloir des succès du Maroc en matière d’infrastructures et il a sans doute raison de le faire, la question qui reste posée toutefois est la suivante : qui est responsable des échecs de ce pays en matière d’éducation, de formation , de santé et de développement humain de façon générale ? Pour moi il ne fait aucun doute qu’on ne peut pas revendiquer la face d’une médaille sans en accepter le revers, et pour s’en convaincre il suffit de voir le peu de place qu’ont occupé les questions d’éducation de santé et de justice dans l’agenda royal depuis le début du règne. On peut aussi faire le même constat d’échec pour l’INDH, pourtant qualifié de chantier de règne. Ceci dit, je suis d’accord avec Monsieur Soual lorsqu’il affirme que les privés ont une part de responsabilité. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’adresser de vives critiques à l’adresse de la bourgeoisie marocaine en lui disant que ce n’était pas la peine de voyager en première classe si c’est à bord du Titanic. Cependant, il faut rappeler qu’il est dans la nature de tout investisseur ou capitaliste de chercher la solution de facilité. L’environnement économique mis en place, avec ses désarmements tarifaires, ses lacunes douanières en matière de sous-facturation et de fraude, et son manque d’encouragement à l’investissement productif, a conduit à pousser cette catégorie à jouer le rôle de spéculateur, importateur et négociant. Oui, les privés ont une responsabilité indéniable parce qu’ils ont joué la facilité, mais d’un autre côté, le cadre économique imposé se prête à ces règles du jeu. La bureaucratie, la corruption, l’insécurité judiciaire, la problématique du foncier sont des facteurs imputables à la responsabilité du régime.
Ce cadre économique a-t-il été instauré de manière volontaire ?
K.T. : Non, je n’irais pas jusque là. Les facteurs qui nous mènent aujourd’hui dans l’impasse participent plus du manque de vision et de courage que d’une volonté machiavélique de « plomber » le pays. Comme je l’ai dit plus tôt, ce sont des arbitrages notamment en matière d’éducation nationale qui ont conduit ce pays à connaître les graves problèmes de capital humain dont son économie et sa société souffrent aujourd’hui. Même en supposant que la question de l’éducation nationale ait été sacrifiée dans un deal catastrophique passé entre Hassan II et l’Istiqlal, qui est responsable de la débâcle de la formation professionnelle que nous observons aujourd’hui ? Ce sont les mêmes qui ont maintenu l’inamovible directeur général à la tête de l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail depuis dix ans, malgré un bilan désastreux qui n’a jamais fait l’objet de la moindre évaluation publique et transparente. Ce n’est ni la faute de Driss Jettou, ni de Abbas El Fassi, ni de Abdelilah Benkirane si la formation professionnelle est dans l’état dans lequel elle se trouve. Ce n’est la faute d’aucun de ces gouvernements et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, qu’il est important de garder en tête.
M.S. : Si nous parlons de l’avenir économique de notre pays, ce n’est pas la bonne méthode pour en débattre. Je ne peux pas entendre que la notion de responsabilité n’est pas imputable à un ministre, par exemple. Il est primordial que les personnes qui sont amenées à exercer des responsabilités les assument totalement. L’éthique exige que dans le cas contraire, on rende son tablier. Il est fondamental que les acteurs politiques soient animés par le sens des convictions et des responsabilités. Pour en revenir à notre sujet, il est clair que la situation économique d’aujourd’hui est très délicate. Il est dommage de constater que le Maroc atteignait un taux d’industrialisation satisfaisant avant de faire sauter les protections douanières. Une fois le pays livré à la concurrence internationale, il est déjà trop tard. A ce titre, Monsieur Tazi a raison d’insister sur les problèmes des ressources humaines liés à une mauvaise gestion du secteur de la formation. Dans le même sens, nous avons également un sérieux problème en matière de recherche et de développement, sachant que 6 produits sur 10 qui circulent aujourd’hui sur le marché sont le fruit d’innovations des dix dernières années. Il faut donc décréter l’état d’urgence.
K.T. : Oui mais que proposez-vous comme solution, sachant que vous êtes membre d’un parti politique (le PPS, ndlr) qui est représenté au gouvernement et qui, en plus, est chargé de superviser la formation professionnelle ? Comment se traduit concrètement votre appel à décréter l’état d’urgence ?
M.S. : Je tiens à préciser que si je suis parmi vous aujourd’hui, c’est pour m’exprimer à titre personnel. Je ne représente aucune institution, ni aucun parti. Ceci dit, bien que n’étant pas dans les secrets, je crois savoir qu’une feuille de route sur la formation professionnelle est en préparation. Il est clair que le secteur a besoin d’une réforme de fond en comble. La première serait de réviser entièrement les parcours scolaires pour orienter les élèves suffisamment tôt vers l’apprentissage. En 1965, le Maroc a commis à mon sens une énorme bêtise en supprimant la formation professionnelle des collèges et des lycées. Nous traînons également un autre handicap majeur, celui de la médiocre qualité des formateurs qui, souvent, ne sont pas eux-mêmes passés par la case professionnelle, c’est un non-sens. Ensuite, il n’existe quasiment pas de passerelles entre les centres de formation et les entreprises, entre les centres de formation professionelle et les universités et les écoles d’ingénieurs. Finalement, nous avons besoin d’une vraie coopération avec l’international dans ce domaine pour gagner du temps, ou simplement rattraper le temps perdu.
En quoi l’approche économique du règne de Mohammed VI est-elle caractéristique ?
K.T. : Elle est caractérisée par la priorité absolue donnée à la politique d’infrastructures, ce que j’appelle en terme informatique un « hardware ». Par contre, peu d’importance a été donnée à l’éducation, à la formation et au développement humain de façon générale, secteur qui représente le « software ». Cela revient à dire que si le pays était un ordinateur, nous avons gonflé la puissance de son microprocesseur sans toucher à son système d’exploitation. La raison est imputable à un arbitrage visant la solution de facilité. Construire des infrastructures en les finançant par la dette est relativement facile, mais réformer l’éducation nationale en s’attaquant à des lobbys extrêmement puissants est beaucoup moins évident. Depuis l’indépendance, tous ces nombreux combats stratégiques ont été soigneusement évités par le régime pour son intérêt, et ce au détriment de l’Etat et du peuple marocain.
M.S. : Je ne partage pas cette façon d’exprimer les choses. Je pense tout d’abord que nous nous sommes débarrassés de l’autoritarisme, mais nous avons laissé filer l’autorité de l’Etat. Il faut la rétablir. Il est vrai qu’aujourd’hui notre pays est l’otage de lobbys et de corporatismes qui sont extrêmement dangereux. Il est tout simplement surréaliste de constater que les professeurs des écoles publiques désertent leurs cours au profit des écoles privées, que depuis quatre ans les collectivités locales sont en panne quatre jours par semaine, et que pendant deux ans la justice a été à l’arrêt sans tenir compte des citoyens justiciables.
K.T. : Et lorsque le Mouvement du 20 février souhaite manifester pacifiquement au moment où le Parlement vote le budget du Palais, la réaction des policiers et de leurs matraques est immédiate et efficace.
L’actualité tourne en ce moment autour de la Loi de finances 2013, la trouvez-vous équitable ?
M.S.: Le budget, dans l’état actuel des choses, souffre d’une rigidité structurelle. La marge de manœuvre pour le modifier est très étroite. Il est très difficile de distribuer ce que l’on n’a pas. Sur 297 milliards de dirhams alloués aux dépenses de fonctionnement, 39 milliards sont prévus pour l’amortissement des dettes. Depuis cinq ans, le salaire des fonctionnaires est valorisé de 9% par an. Il n’est pas normal que ces valorisations croissent plus rapidement que la croissance du pays elle-même, beaucoup plus que l’inflation. Cette anomalie est aujourd’hui la cause principale des dérives budgétaires. Que faire ? Licencier les fonctionnaires ? Impossible. Autant commencer par le retrait des salaires les jours de grève. Le budget doit s’inscrire sur plusieurs années pour pouvoir en modifier la structure. Tant que ce n’est pas le cas, la succession des gouvernements ne peut rien y changer. La nouveauté de ce budget, c’est l’ampleur réservée aux financements à caractère social. On peut légitiment s’interroger sur leur efficacité, d’autant que ce soutien n’est pas destiné aux citoyens qui en ont le plus besoin. Parallèlement, la compensation permet un soutien aux primes, qui est de mon point de vue également inefficace. Ce procédé est non seulement politiquement explosif, mais également budgétivore. Enfin, les dépenses fiscales, c’est-à-dire les exonérations d’impôts pour encourager des secteurs d’activités, n’ont jamais fait l’objet d’une véritable évaluation de politique publique.
Si le budget annuel est condamné à la rigidité, pourquoi n’y a-t-il pas de rupture ?
M.S. : Pour ce faire, il faut d’abord une vision stratégique claire. Cela ne me semble pas être le cas aujourd’hui. Nous devons fixer un cap qui s’échelonne sur 20 ou 25 ans. Il faut mesurer précisément les atouts que nous pourrions mettre en valeur. Sans plonger dans le libéralisme à outrance, il me parait nécessaire de s’attaquer à la conquête des marchés internationaux, à travers nos PME et PMI qui s’appuieront elles-mêmes sur les grandes entreprises et sur la commande publique. Certains pays comme la Turquie sont la preuve du succès de la recette.
K.T. : Il est important de remarquer que cette rigidité fait que le budget se ressemble d’année en année. La majorité de l’argent est déjà engagée en renouvellement de budget de fonctionnement. Quelle que soit la nature des gouvernements, le budget sera toujours le même. Je pense que cette rigidité est due au fait que ceux qui ont accédé au pouvoir sont terrorisés à l’idée de remettre en cause les avantages sociaux acquis qui sous-tendent la réalité de ce budget. Parlons par exemple de la Caisse de compensation, qui accapare une partie importante de ce budget. Après mes études, j’ai pris mes fonctions en 1982. A cette époque, il existait déjà des débats très intéressants dans ce pays sur la nécessaire réforme de la Caisse de compensation. Depuis 30 ans maintenant, nous n’avons strictement rien fait. La principale cause de cette paralysie est due à la tendance du Maroc à rater la plupart des rendez-vous de réforme. A plusieurs reprises, la situation financière du pays aurait pu permettre d’effectuer des ajustements. Nous ne l’avons pas fait pendant les périodes de prospérité et de confiance économique. Le manque de courage politique de l’ensemble des acteurs se paye cher aujourd’hui. Tel est le prix de la paix sociale. L’obsession d’acheter la paix sociale est l’une des causes de cette rigidité arthritique du budget marocain. Même les autres facteurs qui ne sont pas liés à la Caisse de compensation s’orientent vers ce principe. Les exemples ne manquent pas, comme le recrutement inutile de fonctionnaires et de diplômés chômeurs, auxquels les chefs des administrations concernées n’ont même pas de bureau à offrir. Dans cette démarche démagogique, la complcité du régime et des gouvernements qui se sont succédé a été totale. Les ministres s’empressent toujours de s’exécuter dans ce sens. L’un des moments les plus surréalistes de cette sinistre farce a été l’affaire des 4000 diplômés chômeurs lors des premières manifestations du Mouvement du 20 février, l’année dernière. Monsieur Abbas El Fassi, qui était en déplacement à l’étranger, s’est empressé de rentrer pour acter une opération illégale et anticonstitutionnelle, qui consistait à intégrer sans concours public ces diplômés chômeurs, de peur de les voir grossir les rangs des manifestants. C’est ce qu’on appelle acheter la paix sociale à court terme et plomber le budget de l’Etat marocain.
Que répondez-vous à ceux qui privilégient la stabilité politique au détriment de l’équilibre budgétaire ?
M.S. : La stabilité politique du pays est indispensable à son essor économique. N’oublions pas que la politique est l’art du possible. Néanmoins, il faut une détermination dans la conduite politique. Je partage ici l’opinion de Monsieur Tazi dans la nécessité de changer de paradigme économique. Cette refonte de notre modèle passe nécessairement par la qualité des hommes qui font la politique. Ils ont besoin de vision, de détermination et de courage. Pour revenir à la Loi de finances, je tiens à préciser que ce n’est pas elle qui fait l’économie d’un pays. Elle est la résultante qui permet de faire face au besoin immédiat du bon fonctionnement de l’Etat, en termes d’activités régaliennes.
K.T. : Toute politique traduit un modèle économique. Celui en vigueur au Maroc repose sur le fait que l’Etat est le principal employeur du pays et son moteur économique. Le secteur privé génère très peu de richesses, et une partie importante de la population vit de l’aide de l’Etat. Soit sous forme de salaires, qui sont en moyenne inexpliquablement plus élevés que ceux du privé, selon une enquête récemment publiée et qui précise que ces derniers sont de l’ordre d’une moyenne de 6000 dirhams dans la fonction publique contre 2700 dans le privé, soit par des compensations extrêmement mal distribuées. Le problème qui se pose est qu’étant donné que l’Etat n’a plus d’argent, nous ne pouvons logiquement plus reposer sur ce modèle économique qui en fait l’acteur principal. Une fois que celui-ci sera remis en cause, les lois de finances qui supportent ce modèle pourront également être révisées. Le drame est que ni le Palais, ni le PJD ne réfléchissent aujourd’hui à bouleverser le modèle économique.
Vous avez tous les deux parlé de pilotage, mais qui est dans la cabine ?
M.S. : Pour répondre à cette question, je prendrai l’exemple des cabinets ministériels. Normalement c’est à eux d’élaborer la vision du ministre et des gouvernements. Aujourd’hui, ces cabinets sont investis grâce aux passe-droits, avec en leur sein des copains et des coquins. On demande à ces personnes d’avoir des compétences hautement qualifiées pour élaborer des stratégies dont dépend l’avenir du pays et qui sont payés 12 000 dirhams par mois. Ce n’est pas sérieux. Ce genre de réforme est faisable par un ministre. Le jeu de la comparaison avec des pays démocratiques en vaut la peine. Le cabinet du Premier ministre français est composé de plus de 200 personnes hautement qualifiées. Chez nous, ce n’est pas en recrutant 4 ou 5 copains du parti que l’on pilote une économie.
K.T. : Vous vous contentez de concentrer vos tirs sur les appareils gouvernementaux en évitant soigneusement d’atteindre le cœur du problème, qui se situe beaucoup plus haut. Qui a décidé du projet de l’énergie solaire qui va coûter 2 milliards de dirhams et qui n’est passé par aucun gouvernement ? Qui souhaite nous imposer le TGV sans aucune consultation ?
M.S. : Je suis désolé mais aujourd’hui nous avons une Constitution qui responsabilise le gouvernement sur tous les aspects, excepté le champ du religieux et celui de la sécurité du pays. Dans le cas des projets que vous citez, si j’étais un ministre responsable, je démissionnerais.
Comment le citoyen peut-il avoir un droit de regard sur l’économie?
M.S. : Il existe aujourd’hui suffisamment d’instruments de régulation pour assurer des contrôles. Il faudrait simplement que ces institutions fonctionnent et assument leur responsabilité. Il existe dans ce pays des institutions qui fonctionnent bien grâce à la qualité des hommes, cela est donc possible. Nous n’avons plus le droit de rejeter constamment les responsabilités sur l’autre. Le citoyen a conscience que la Cour des comptes doit faire son travail, que le Parlement a le pouvoir de contrôler des financements. La justice a également un rôle majeur à tenir. C’est à l’Etat de droit de s’imposer. Les verrous qui doivent sauter sont à mon avis dans nos têtes.
K.T. : Nous avons un grand problème en matière de gouvernance économique. Aujourd’hui, le citoyen ne peut exercer son droit à demander à ses gouvernants une reddition des comptes. Sur les 40 ou 50 dernières années de monarchie exécutive, la plupart des décisions ont été prises par le Palais qui n’a de compte à rendre à personne. Oui, certains aspects sont positifs, mais cela n’empêche pas que nous nous trouvons dans une situation critique. Même après la Constitution dont vous parlez, des autorités au-dessus de toute reddition des comptes continuent à prendre des décisions de façon unilatérale. Tant que cette lacune aussi grave sera en vigueur, tous les problèmes que nous avons évoqués dans ce débat subsisteront.
Par Sami Lakhmari