On ne se lassera pas de répéter que l’histoire n’est pas la mémoire. Elle est une construction de l’activité humaine dans le temps passé. Elle ne se fait pas seulement avec des documents, mais aussi avec des idées et des concepts. Elle est le résultat d’une activité scientifique contrôlée par des pairs au sein d’un champ disciplinaire organisé de façon académique. Il va sans dire que la vérité historique est relative. Elle est revisitée à chaque fois que des matériaux nouveaux apparaissent ou que de nouveaux concepts sont élaborés et de nouvelles démarches mises en œuvre. Quant à la mémoire, elle est souvent mémoires. Ce sont celles des acteurs d’un événement ou d’un phénomène. Chacun évoque la sienne comme l’unique, la seule vraie. Elle a donc tendance à occulter celles des autres, à être sélective, à glorifier les siens et à dénigrer les autres. La mémoire est travaillée par l’émotionnel. Elle sauvegarde le matériau périssable, celui qui n’est pas consigné dans le document écrit. C’est pour cela qu’elle est aussi source de l’histoire, mais elle n’est pas l’histoire. Pourquoi ce rappel fastidieux ? Parce que nous sommes encore une fois devant ce qui s’apparente à un « choc entre histoire et mémoire ». À l’occasion de la commémoration du Manifeste du 11 janvier 1944, présenté par le Parti de l’Istiqlal, j’ai apporté dans certains médias marocains, journaux, radio et télévision, deux précisions d’historien, et j’ai fait une recommandation.
J’ai précisé d’abord qu’il n’y a pas qu’un seul Manifeste mais cinq. Et que les plus importants sont ceux du 14 février 1943, publié par les partis nationalistes de la zone nord, du 11 janvier 1944 présenté par le parti de l’Istiqlal, et celui du 13 janvier 1944 élaboré par le Parti de la démocratie et de l’indépendance (PDI). Il m’a semblé instructif, alors que le Maroc tente de sortir de la pensée unique et du monolithisme, de signaler la diversité au sein de la mouvance nationaliste, et d’appeler à ouvrir la «mémoire collective » des Marocains à toutes les sensibilités. J’ai signalé ensuite que les documents archivés de l’époque 1944-1946, soit par les autorités françaises, soit par le Palais ou le parti de l’Istiqlal lui-même, révèlent que les signataires du Manifeste du 11 janvier 1944 sont au nombre de 58 et non 66 comme on le prétend depuis 1969. Cette vérité documentaire est certes partielle car les documents ne reflètent pas toute la réalité, mais il ne faut pas l’occulter. Il est vraisemblable que le nombre de celles et ceux qui ont manifesté leur volonté de signer est bien supérieur à une centaine. Alors pourquoi dans les documents officiels il n’y en a que 58, et pourquoi après 1969 on ne parle que de 66 ? Des questions légitimes pour un historien, mais dérangeantes pour les porte-drapeaux de telle ou telle sensibilité. Il est de mon devoir d’historien de soulever de tels lièvres et de proposer des pistes d’explication, loin de toute glorification ou dénigrement. J’ai déjà proposé, l’année dernière et dans cette même rubrique, un début d’explication historique. Bien entendu, l’historien peut se tromper et il est sommé par ses pairs de corriger son propos. à ce jour, hormis les protestations des familles El Fassi et El Kadiri, que je comprends, rien de scientifique n’est encore produit pour que je puisse remettre en cause mes explications. J’ai proposé enfin de ne pas ignorer les évènements sanglants des 29, 30 et 31 janvier à Salé, Rabat et Fès. Des milliers de Marocains, jeunes et moins jeunes, ont manifesté dans les rues, faisant écho aux différents Manifestes. Des unités de l’armée française, notamment la deuxième division blindée commandée par le général Leclerc, ont tiré sur les manifestants, provoquant un véritable carnage. Ainsi, des milliers de personnes sont tombées en signant, par le sang, leur proclamation de l’indépendance. Ces journées sanglantes ont démontré une volonté d’unité et donné à la réclamation de l’indépendance la dimension populaire qui manquait aux différents Manifestes.
Certes les sympathisants du Parti de l’Istiqlal étaient les plus nombreux, mais cela ne leur donne pas le droit de marginaliser les autres. Sur la base de cet éclairage historique, je ne cesse depuis une décennie de proposer aux instances concernées de déplacer la fête officielle du 11 janvier vers les journées sanglantes des 29, 30 et 31 janvier. Justice sera ainsi rendue à toutes les sensibilités.
C’est mon propos d’historien. Il n’est préjudiciable ni aux Fassis, ni aux Istiqlaliens, dont des membres nombreux de ma famille, ni aux R’batis, ni même aux Slaouis… J’ai évoqué dans mon propos les marginalisés de l’Histoire du Maroc, les gens du Nord, Saïd Hajji et Abderrahmane Zniber, les Slaouis… parmi tant d’autres que j’évoquerai certainement à l’avenir.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane