Nous avons tous entendu parler d’un délit appelé «non-assistance à personne en danger». Un tel délit existe bien dans le droit marocain, dans le droit français et les droits de quelques autres pays. En revanche, il n’existe pas de délit appelé « non-assistance à peuple en danger ». Car, au niveau international, nous sommes encore (au moins partiellement) sous la loi de la jungle : la loi du plus fort est la meilleure. En quelque sorte, l’abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril constitue bien un délit dans certaines sociétés. Mais quand il s’agit de tout un peuple, comme le peuple syrien en ce moment, sur la scène internationale, cela ne constitue pas un délit. Lorsque les plus forts n’arrivent pas à s’entendre entre eux, ou poursuivent des intérêts divergents, le peuple en péril est abandonné à son sort, laissé seul face à des crimes répétés dont la qualification est indéniable. Ceux qui commettent ces crimes ont appris à jouer avec les mots, à tordre le cou aux faits, même si les faits sont têtus et se dressent devant l’humanité qui regarde. Tout comme les dictatures communistes se décrivaient comme des républiques démocratiques, écraser les masses populaires aujourd’hui avec des tanks et des bombardements aériens est appelé combattre des terroristes. Les puissances, grandes et petites, ont collé à la série de massacres le label de « guerre civile », s’autorisant de la sorte à prendre une attitude de spectateur et à voir venir. Non-assistance à personne en péril : rappelons-en la définition juridique : « Quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ».
Ne peut-on pas parler de non-assistance à des millions de personnes en danger ? Non-assistance à peuple en danger? On nous dira que, dans le domaine des relations internationales, le droit en vigueur est bien différent de celui qui règne à l’intérieur des communautés nationales. Le juriste soulignera que « le problème, en droit international, étant donné l’absence d’État central, est tout d’abord de déterminer quelles sont les éléments du crime : qui va le faire ? Ensuite, qui va déterminer la situation particulière de ‘‘peuple en danger’’. Et enfin, en cas de résolution des deux premiers problèmes, qui va intervenir concrètement pour sanctionner la non-assistance à peuple en danger ?». On trouve dans le droit international les principes de souveraineté, d’intégrité du territoire national, d’inviolabilité des frontières reconnues par la communauté internationale, etc. Rien à voir avec les principes d’inviolabilité de la personne humaine et autres principes similaires qui sont admis en matière de relations entre personnes. N’est-il pas temps de reconsidérer la portée des règles du droit international dans les cas où des principes bien plus importants sont piétinés ? Le cas du peuple syrien n’appelle-t-il pas une telle reconsidération ?
Il se trouve que, depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, une production soutenue d’œuvres littéraires et cinématographiques nous a sensibilisés aux affres subis par les juifs d’Europe sous le régime nazi. Certaines œuvres exaltent la bravoure d’individus qui, même avec des moyens très limités et des risques immenses pour eux-mêmes, se sont portés au secours des persécutés. Cette littérature a certainement contribué à l’éducation morale de l’humanité, en des temps où l’idée même d’éducation morale ne semblait plus être de mise. Elle a beaucoup fait pour éviter que des persécutions puissent être oubliées. La leçon est bien claire. Mais a-t-elle été assimilée ?
Un peuple se trouve aujourd’hui en péril et subit les persécutions les plus affreuses qu’on puisse concevoir. Autour de lui, les grandes puissances se contentent de regarder et ne sortent de leur torpeur que lorsqu’elles sont directement touchées par des débordements de ce qui se passe en Syrie. Comme si la vie de dizaines de milliers d’êtres humains, pris dans la tenaille d’un despotisme radical et la convergence de sentiments sectaires avec des intérêts politiques régionaux, comptait très peu à côté de considérations de « haute politique». Quoi qu’il en soit, il y a bien peuple en danger et la non-assistance peut bien être invoquée et ne peut être justifiée. Elle ne constitue pas, ou pas encore, un délit au sens juridique du terme, mais représente bien un délit moral au sens le plus fort qu’une expression puisse avoir.
Par Abdou Filali Ansary