Le corpus coranique du mot «sunna» est réduit, 15 occurrences au singulier et 2 au pluriel, sunan. Le mot arabe «sunna» renvoie à un sens concret qui est celui d’une voie longuement parcourue par des générations, ce qui en fait une voie sûre. Elle est si bien connue et bien tracée que l’on ne saurait la perdre ou s’en écarter. C’est à partir de ce sens de terrain très concret que le mot va désigner la tradition des anciens que les générations nouvelles doivent suivre, puisque c’est grâce à cette tradition que leur groupe a pu survivre et exister dans le présent. Il s’agit donc d’un mot porteur de lourds enjeux de société. Mais, en fait, c’est dans un sens tout à fait inattendu et, pourrait-on dire, à contre-emploi que va se dire la sunna coranique, y compris d’ailleurs au regard du sens ultérieur postcoranique qui sera donné à la sunna du prophète, sunnat al-nabî.
En ce qui concerne la tradition tribale, la sunna coranique s’affiche d’abord comme une dépossession. Jamais le terme n’est utilisé pour désigner la voie ancestrale. Elle est remplacée par des périphrases dont le maître mot renvoie systématiquement aux «pères», al-abâ’, autrement dit aux ascendants de la tribu qui lui ont montré la voie à suivre, par exemple, «ce sur quoi nous avons trouvé nos pères», mâ wadjadnâ ‘alay-hi abâ’anâ, dont la tribu refuse obstinément de se détourner. Les très nombreuses occurrences sur ces ascendants, que le Coran conteste, rendent compte de la violence de la polémique. Le corpus coranique de la sunna proprement dite se situe en fait sur un tout autre terrain. La sunna est celle d’Allah et de lui seul, sunnat allah, «notre sunna», sunnatu-nâ. Cette sunna d’Allah conduit au fil du temps à faire disparaître sans retour toutes les autres voies que la sienne : 15, 13 (le passage est mekkois ; également 40, 85), khalat sunnat al-awwalîn, «la voie des anciens à disparu sans laisser de traces» (reprise médinoise, 8, 38, madat sunnat al-awwalîn, «elle a disparu dans le passé la voie des anciens»). Il faut noter au passage que l’expression que nous traduisons par les «anciens» (littéralement les «premiers», al-awwalûn) est très souvent négative dans le Coran, qu’il s’agisse de la parole coranique elle-même ou de la parole adverse. Elle peut renvoyer à des groupes humains censés avoir disparu du fait d’une punition divine (77, 16) ou selon l’optique hostile à des groupes qui n’ont aucun rapport avec les tribus actuelles, et qui donc ne sont d’aucun intérêt (l’expression asâtîr al-awwalîn est appliquée à la révélation transmise par Muhammad par les Mekkois qui la récusent, des «histoires d’anciens» qui ne nous concernent pas). Seule la voie d’Allah perdure donc au fil du temps. On ressent cependant l’impression que la sunna coranique finit par désigner moins une voie qu’une attitude ou une conduite divine immuable, à laquelle nul groupe humain, aussi puissant soit-il, ne saurait résister et qui s’applique inexorablement. C’est ce que semble dire le passage mekkois de 35, 43 : «Ne voient-ils pas, fa-hal yanzurûn, ce qui est arrivé aux anciens (qui ont disparu), sunnat al-awwalîn (dans ce cas sunna prend le sens de «le sort de») ; à la conduite d’Allah, sunnat allah (face à ceux qui lui résistent) tu ne trouveras nul changement, tabdîl (reprise dans 33, 62), et nulle variation, tahwîl (reprise dans 17, 77)» c’est-à-dire l’anéantissement inexorable de ceux qui se hasarderaient à résister; 35, 44, «N’ont ils pas parcouru la terre et vu ce qui est arrivé à ceux qui ont vécu avant eux et qui étaient bien plus puissants qu’eux, ashadd quwwatan ; rien de ce qui est dans les cieux et sur la terre ne saurait échapper, yu’djizu (au pouvoir) d’Allah…».
Le corpus mekkois de la sunna d’Allah ne concerne que ce qui est censé avoir atteint les peuples du passé. Les quelques passages médinois vont reprendre la même thématique en l’appliquant aux peuples disparus du passé comme dans 3, 137; 33, 38 et vraisemblablement également dans 4, 26 (qui ne peut se comprendre ainsi que par comparaison avec le reste du corpus). L’innovation va consister à présumer que cette conduite divine est également susceptible de s’appliquer au présent dans l’action médinoise. C’est le cas dans les sourates 33 et 48. Le passage de 33, 61, 62 semble renvoyer au massacre -dans un discours postérieur à l’action et non pas évidemment dans un discours prédictif- au sort tragique des juifs de la tribu des Qurayza : le verset 61, «maudits soient ils ! Où qu’ils se cachent, ils seront pris et tués jusqu’au dernier» le verset 62, «telle fut la conduite d’Allah, sunnat allah, quant à ceux qui ont disparu avant eux ; à la conduite d’Allah, sunnat allah, tu ne trouveras nul changement, tabdîl».
Quant au passage de la sourate 48, 22- 23, il concernerait l’épisode du compromis d’al-Hudaybiyya. Il s’agirait encore d’un post-discours à la suite de la négociation réussie. Il laisse entendre que si tel n’avait pas été le cas, Allah aurait agi envers les Mekkois comme il l’avait fait envers les peuples du passé qui avaient cherché à lui résister. Le verset 23 reprend la formule désormais consacrée de l’attitude d’Allah, sunnat allah, telle qu’elle s’est appliquée aux peuples du passé (qui lui ont résisté et qui ont été anéantis) car «la conduite d’Allah ne varie pas, lan tadjida li-sunnat allah tabdîlan». On peut dire que, dans ce cas, il s’agit d’un passage de pure rodomontade et d’une menace virtuelle relevant de l’autoglorification, alors que dans la réalité historique la négociation n’a été que classiquement tribale.
On peut être très étonné de découvrir ce sunnisme coranique qui n’a que très peu de rapport avec ce que va devenir le sunnisme prophétique à deux siècles de distance, dans un contexte humain et religieux complètement renouvelé. Ce sunnisme postérieur retrouvera finalement le sens initial de la voie des ancêtres, mais pour l’appliquer à la figure devenue largement mythique du prophète de l’islam.
Par Rachid Benzine, islamologue