L’expression est de Rudyard Kipling dans ce jeu anglais mené à la fin du XIXème siècle, par une incursion en Afghanistan pour reconfigurer la carte de l’Asie centrale. L’expression a fait fortune depuis. La région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord feraient l’objet d’un jeu sournois et pernicieux de big game (grand jeu) où des pays seraient menacés dans leur devenir, tout comme des régimes dans leur existence. Il y a du vrai dans cette assertion. L’orage du Printemps arabe n’a certes pas éclaté dans un ciel serein, mais il confortait des agendas, ou des agendas avaient tâché de s’y greffer.
Aux pires moments de décrépitude, le monde arabe continuait de dégager un brin d’espoir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les fleurons de l’arabité, la Syrie et l’Irak, n’existent que comme des régimes, et leurs dirigeants, ou supposés l’être, sont cloîtrés dans des zones vertes ou rouges. L’Egypte croupit sous des problèmes insurmontables, économiques et sociaux, voire politiques. Les pays du Golfe font face à trois grandes et amères vérités : ils n’ont plus le parapluie américain, l’Iran est une menace réelle par une propension impérialiste que les Perses, sous couvert du chiisme, n’ont jamais cherché à cacher, et puis la chute du prix du pétrole aura des conséquences stratégiques sur ces pays, en réduisant leurs ressources et en érodant leurs rôles.
C’est loin tout cela de chez nous, me diriez-vous ?
Pas si loin. Les choses sont causantes et causées, comme dirait Pascal. Sur deux siècles, nous avons été, au Maghreb, influencés, pour le bien comme pour le pire, par ce qui se passe au Moyen-Orient. Daech a déjà pris ses quartiers en Libye. Les labels de contestation sont brandis ici et là. Nous sommes édifiés sur des projets de découpage comme dans l’après-Première guerre mondiale, avec un Sykes Picot bis.
Doit-on prendre ces mises en garde à la légère ? Non. Nous naviguons dans une mer houleuse, avec un contexte volatil, et notre survie dépendra du navire dans lequel nous sommes embarqués, c’est-à-dire notre pays et ses structures, mais aussi de son équipage, entendez ses élites politiques et intellectuelles.
Donnent-elles l’image de bons capitaines ? Je serai amène vis-à-vis des élites intellectuelles qui écrivent, crient, tempêtent, alertent, sans leviers, mais les « capitaines » politiques sont-ils à la mesure des défis ?
La légalisation du haschich est-elle une priorité ? Une identification avec le Kurdistan ou le PKK, est-elle un message réconfortant ? Bien sûr qu’on trouvera des justifications à toutes ces initiatives, mais l’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ?
Quelles que soient nos divergences, voire les griefs que nous pouvons avoir, ou dont on pourrait faire l’objet, nous ne pouvons badiner quand il s’agit de l’unité de notre pays, ni de la cohésion du tissu de notre nation. La seule voie pour faire face à de tels défis, c’est l’intelligence. Etre édifié sur les dangers, bien sûr, mais y faire face en gardant la tête froide. La solution à nos problèmes ne se trouve ni à Paris, ni Washington, ni à Riyad, mais chez le peuple marocain et ses élites conscientes et responsables. Il n’est pas bon de dresser qui que ce soit contre soi, ni aller à l’aventure, car nous avons des choses à préserver, et l’histoire nous apprend que les processus cumulatifs sont plus gratifiants que les ruptures.
Si le grand jeu est lancé, soyons bons joueurs, sans perdre la tête. Et puis, donnons-nous le temps de voir nos maux. Car les grands joueurs ne jouent qu’en instrumentalisant des données objectives.
Dans une autre vie, au service de l’administration territoriale, un collègue me citait un beau proverbe arabe : « Dans les moments de panique, la panique rajoute à la panique ». Peut-on espérer que l’équipage puisse réorienter le vent pour qu’il souffle en poupe ? Naviguer quand le vent est favorable est à la portée de tout matelot, mais naviguer quand le vent n’est pas en poupe est le grand test du bon capitaine. Plus grands sont les dangers, plus grand ce qui nous sauve, disait Hölderlin. Tiens, la poésie pourrait servir à quelque chose. Elle pourrait être, avec la philosophie, une bonne arme dans le jeu de big game. Toutes deux permettent de modéliser des problèmes complexes et rappeler que la sagesse humaine est universelle.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane