La rue ne s’était encore jamais exprimée avec autant de bruit et de fureur, de sang et de larmes. En ce jour du 23 mars 1965, Casablanca la frondeuse avait rendez-vous avec un autre épisode tragique de son destin. Une récurrence qui a, depuis longtemps, ponctué l’histoire de cette ville, au point d’être une constituante essentielle de son identité. Ce qui a donné à cette ville, dite champignon, une certaine épaisseur historique amplement méritée, parce que chèrement payée.
Casablanca s’était levée avec une force contagieuse aux allures de trainée de poudre. Des foules immenses étaient descendues dans les artères et les rues, comme si elles s’étaient passées le mot à travers une sorte de radio-arabe invisible. Quant à l’internet et autres réseaux sociaux, nous en étions encore à des années lumières. C’est dire à quel point le mal était profond et la spontanéité à fleur de peau. Les manifestants, des jeunes surtout, mais aussi des moins jeunes ; avaient des revendications simples, presque basiques : du travail, un pouvoir d’achat un tant soit peu conséquent, et des services publics opérationnels et opératoires, parmi les plus vitaux, tels la santé et l’enseignement, en plus, évidemment, de la possibilité d’accès à un logement décent, autre que les baraquements de bric et de broc des monstruosités bidonvilloises. Ces doléances, version moderne de celles du tiers-Etat de la révolution française, étaient arrivées à un stade d’insatisfaction et d’impatience tel qu’elles ont produit une véritable insurrection populaire…
En face, un pouvoir isolé dans sa tour d’ivoire et retranché derrière ses fausses certitudes. Avec une bonne dose de mépris à l’égard d’une plèbe jugée dangereusement vindicative et affreusement vociférante. Cela dit, il n’y avait plus d’autres arguments que la force. L’armée a carrément pris possession des lieux, sous le commandement effectif du général Oufkir. Une répression terrible s’est abattue sur une foule aux mains nues. Des hôpitaux qui n’en peuvent plus ; des morgues qui débordent et des fosses communes rendues encore plus anonymes par l’usure du temps.
Nous sommes dans les décennies, 1960 et 1970, de tous les dangers, du Maroc indépendant. La frilosité du pouvoir et sa tendance répressive quasi-instinctive, ont fini par casser toutes les courroies de régulation de la vie politique, et tous les canneaux de dialogue avec l’autorité centrale. Les partis d’opposition et les syndicats, en particulier l’UNFP et l’UMT, ont été laminés. L’UNEM s’est alors retrouvée investie d’une mission politique qui dépassait et sa nature et ses moyens. Elle sera, néanmoins, une école de formation pour toute une génération de militants qui donnerait une contenance, une orientation et un nouveau souffle à la mouvance de gauche, sur plusieurs années. La révolte populaire du 23 mars 1965 s’inscrit dans cette évolution. Elle ne sera pas sans lendemains. Puisqu’il en sortira, à partir de 1970, après une période de gestation, le « mouvement du 23 mars », qui devait perpétuer sa mémoire, en lui donnant un fond idéologique et une portée politique, avec un référentiel explicitement marxiste. Tout un programme qui allait se heurter, non seulement à une répression policière des plus féroces, mais aussi à des dissensions propres aux mouvements de gauche. L’exception politique élaborée du « 23-Mars », à savoir l’OADP, n’échappera pas à cette règle non-écrite qui ressemble à une tare congénitale. Bien qu’agissant dans la légalité et ayant pignon sur rue, avec un organe de presse qui lui est dédié, il n’a pu résister aux coups de boutoirs de l’extérieur qui ont fini par avoir raison de son unité. Il a autant implosé qu’explosé. Aujourd’hui, le PSU apparaît comme l’ultime héritier du « 23-Mars », bien qu’il ratisse plus large, avec l’ambition de rassembler toutes les portions éparses d’une gauche à la fois vraiment à gauche et unitaire. Une vraie gageure. Quoi qu’il en soit, le fait historique du « 23-Mars 1965 » survivra toujours à ces prolongements politiques.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Maroc les Événements de Casablanca