Lorsqu’il devient ministre en novembre 1993, Mohamed Idrissi Alami Machichi n’est pas un professionnel de la politique, mais un universitaire expert dans le droit pénal. Il fait alors face au plus grand défi de sa carrière, avec pour obstacle un certain Driss Basri. Pour Zamane, Alami Machichi révèle les coulisses de cet épisode houleux et nous livre une expertise rare sur le monde de la justice et de la presse dans le royaume.
Vous êtes un expert de la justice, mais aussi de la presse. Ces deux domaines font aujourd’hui l’actualité au Maroc avec des procès en cours qui impliquent des journalistes. Quel est votre avis sur le traitement de la presse par les autorités judiciaires ?
Tout d’abord je tiens à vous préciser que je ne m’exprime jamais médiatiquement sur les affaires en cours. Je ne suis pas au fait des détails des dossiers d’instruction et, surtout, je ne suis pas juge. Néanmoins, pour répondre à votre question, je pense qu’il est nécessaire de rappeler que les rapports entre la presse et la justice sont source de conflits partout dans le monde. Là-dessus, aucune société n’est parfaite. Mais avant de revenir sur ces différends classiques, il semble utile de dire que ces deux corps partagent des points communs. La justice et la presse s’intéressent toutes les deux à l’homme, bien que ce soit sous deux angles différents. La justice régit la discipline et veille au respect de la loi en vigueur. À cet égard, elle a la tâche de révéler et sanctionner la pathologie sociale. La justice est aussi l’ultime recours pour la résolution de conflits lorsque les parties en litige ne parviennent pas à résoudre elles-mêmes leurs différends. Lorsque la justice tranche, il est naturel qu’il y ait un vainqueur et un perdant. Ce dernier adopte alors une réaction naturelle, celle de reprocher à la justice une décision qui ne répond pas à ses intérêts. C’est pour cela que ce domaine si complexe ne pourra jamais satisfaire tout le monde, quel que soit le développement d’une société. Quant à la presse, son principal intérêt pour l’homme, c’est sa liberté. Nous disons d’ailleurs que la liberté de la presse est la mère de toutes les libertés. Ce droit fondamental est le socle de toutes les autres libertés. Or, l’idéal d’une liberté d’expression totale ne le sera jamais pour la loi et la justice qui existent justement pour contrôler les libertés et pour en définir les limites. Alors que les uns s’ingénient à étendre au maximum cette liberté, le rôle des autres est d’en dresser les limites. Le résultat est alors inévitable. La presse et la justice s’engagent depuis toujours dans un rapport de force. C’est ainsi au Maroc, en France, aux Etats-Unis… Sur la base de ce constat, une seule solution, chercher l’apaisement entre les deux parties à défaut de pouvoir concilier leurs natures opposées. À mon modeste niveau, j’ai essayé de produire cet effort depuis les années 1980, avec l’aide notamment du regretté Larbi Messari. En créant différentes associations, nous avons tenté d’initier les journalistes au droit. De même, l’idée était de sensibiliser le personnel de la justice aux fondamentaux de la presse. Je dois avouer que cette tâche s’est avérée la plus ardue.
Le conservatisme est-il donc plus prégnant du côté de la justice ?
Evidemment, puisque le droit lui-même incite au conservatisme. Le domaine juridique est une machine à former des conservateurs. Les facteurs d’évolution des sociétés sont toujours des éléments qui viennent d’ailleurs. Il peut s’agir de la société civile, des partis politiques ou d’autres acteurs capables d’influencer le pouvoir public. C’est après une modification de la loi que la justice peut se plier aux évolutions.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
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