Le 05 juin
C’est l’anniversaire de la Naksa, la sévère défaite des armées arabes face à Israël en 1967. La jeunesse arabe de cette époque décréta avec son vitalisme fougueux que c’était la défaite de Nasser, de la bourgeoisie et petite bourgeoisie, et non celle des peuples arabes. J’étais de cette jeunesse qui ne pensait le peuple que révolutionnaire. Depuis, j’ai eu la chance de rencontrer intellectuellement le penseur syrien Yacin El Hafez, et de lire avec attention son livre El Hazima wa El idiologiat el mahzouma (La défaite et l’idéologie défaite). Une puissance d’analyse et une lucidité inégalable. J’ai compris qu’au-delà des discours et des positionnements politiques différents, le véritable problème se situe aux niveaux des mentalités, celles qui révèlent les cultures profondes interiorisées et commandent les comportements pratiques et immédiats. Le grand historien Jacques Legoff estime que les mentalités occidentales chrétiennes ont entamé leur mutation du conservatisme vers la modernité quand elles ont abandonné la logique binaire, manichéenne, pour adopter le mode trinaire, qui instaure entre le blanc et le noir d’autres couleurs. La logique à trois temps, celle qui insère, entre le désaccord et l’accord, un temps de réflexion, de recherche, de dialogue. Ce temps est celui de l’ambiguïté, dans son acception philosophique. Le temps de la maturation, un moment riche, parce que gros d’espoir qui naîtrait de la fécondation fertile des différences. Notre histoire est pleine d’avortements de ces moments d’espoir. Les logiques binaires des uns et des autres agissent par précipitations, contractions et petits intérêts, et écourtent le moment fécond. Sur ce point, au-delà des divergences de discours, la mentalité est la même, elle relève d’un conservatisme ancré. Ce que nous vivons aujourd’hui au Maroc réitère malheureusement cette pratique d’avortement. Ecourter un débat qui vient juste de commencer, ne pas donner le temps au temps pour que l’ambiguïté enfante un nouveau Maroc, montre encore une fois que la modernité marocaine est toujours un projet d’avenir qui nécessite que les mentalités, de bonne ou de mauvaise foi, enchaînées aux conservatismes de droite et de gauche, s’affranchissent… C’est une note d’espoir, car un avortement, même répété, n’empêche pas définitivement une phase de fécondation, surtout quand la jeunesse est là, et qu’elle a conscience de son action et de sa capacité d’ajustement.
Les 17 et 18 juin
Le roi Mohammed VI a adressé un discours aux Marocains. Il a annoncé le projet de la nouvelle constitution et l’organisation d’un referendum le 1er juillet. Autant j’ai apprécié le discours du 9 mars, parce qu’il appelait à un « nouveau pacte », autant j’ai été déçu par celui du 17 juin. Ma déception se situe à deux niveaux. D’abord celui de la forme monarchique. La volonté de Mohammed VI est celle d’un roi citoyen, et d’une monarchie citoyenne. Je ne doute pas de cette conviction personnelle, mais la citoyenneté est une culture qui s’apparente à une société d’individus unis entre eux par un contrat social librement consenti, et dont les rapports sont régis par la loi et seulement la loi. La citoyenneté ne s’apparente pas à une communauté où l’individu est broyé par le groupe. La citoyenneté appelle un Etat civil qui garantit la liberté de conscience, de religion et de culte, même dans un pays musulman où la majorité des citoyens sont musulmans. La forme monarchique qu’appelle la citoyenneté, dans son acception universelle, est la monarchie parlementaire. Certes, le terme existe dans le nouveau projet, mais il est tellement enrobé de pouvoirs régaliens qu’il n’a plus aucun effet, excepté celui d’annonce. Cela exprime une ambiguïté, celle de vouloir aller vers la modernité, tout en hésitant à rompre avec le conservatisme et ses peurs. Le deuxième niveau de ma déception est celui de la confiance, nécessaire dans tous les champs. La forte alerte manifestée lors des élections de 2007 a mis le doigt sur les dangers d’une coupure entre monde politique et population. L’irruption du Mouvement du 20 février dans les rues marocaines a véhiculé un appel à participation, à changement, à réformes, somme toute raisonnables. Elles ne dépassaient guère les seuils d’Etat civil, de monarchie parlementaire et d’Etat de droit et d’équité. Cette partie du peuple qui marche dans les rues du Maroc depuis le 20 février aspirait au déclenchement d’un processus de reconstruction de la confiance entre le peuple et «l’Etat marocain». J’espère, en soutenant fortement et sans conditions les jeunes de ce mouvement, que le choc des radicalismes, celui des ultras de l’Etat, du tout sécuritaire et celui populiste faisant partie du «20 février», ne se produira pas. Les sécuritaires ne défendent pas seulement l’ordre comme ils le prétendent. Ils sont souvent à la solde de ceux qui bénéficient illégalement de privilèges et qui n’ont pas intérêt à ce que la confiance se rétablisse, parce que le prix serait la perte de leurs privilèges et autres prébendes. Les populistes oeuvrent, consciemment ou inconsciemment, à avorter, à leur manière, tout processus de maturation, parce que ligotés par des dogmatismes gérés par des logiques binaires stériles. Le Mouvement du 20 février a prouvé que l’action dans l’espace public, quand elle est pacifique et porteuse de projet, peut être efficace. C’est grâce à elle que le chantier de la réforme constitutionnelle a été ouvert. Les Marocains n’ont pas la constitution qu’ils méritent, mais les jeunes ont montré le chemin du changement. Il faut donc, tout en affichant son désaccord avec le projet soumis à référendum, continuer à œuvrer pour un Maroc nouveau, où la confiance sera établie entre Etat et citoyens, et où la monarchie parlementaire, celle où le peuple est souverain, sera le résultat d’un processus de maturation entre les forces modernistes et le roi, loin de toute répression. Le Maroc doit sortir de l’antichambre de la citoyenneté vers la pleine citoyenneté. C’est le vœu de larges franges populaires, Mohammed VI a le pouvoir d’écourter leur attente.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane