En 1977, Khatibi donnait un cours à la Faculté de Rabat. Il n’était plus professeur dans cette faculté et encore moins un professeur de sociologie, car depuis la fermeture de l’Institut de Sociologie, dont il était le directeur, et la mauvaise intégration de cette discipline à la philosophie médiocrement arabisée, il s’était consacré à l’écriture et à la recherche. Avec ses étudiants, il menait une réflexion sur les sciences humaines en général. Le discours dominant à l’époque avait comme base une certaine idéologie marxisante, qui nous venait de Moscou ou de Pékin mais via Damas, Baghdad, Le Caire ou Beyrouth. Elle subissait donc le formatage idéologique des panarabismes spécifiques aux régimes arabes de l’époque. On avait arabisé la philosophie et toutes les sciences humaines et coupé, du coup, tous les ponts qui nous reliaient à la réflexion importante qui se développait dans le monde et en France notamment. Dans ce climat de dogmatisme qui frôlait l’obscurantisme, Khatibi introduisait de nouveaux concepts.
À la même époque, il travaillait, ou terminait, un texte fondamental pour la réflexion sur le Maghreb. « Le Maghreb comme horizon de pensée » allait être publié dans un numéro spécial des « Temps Modernes » que dirigeait Jean-Paul Sartre. Dans ce texte que Khatibi a publié par la suite dans « Maghreb Pluriel », sous le titre de « Pensée autre », l’auteur reprenait les évidences de la pensée arabe en les démantelant. Il introduisait une interrogation fondatrice dans la déclaration que fit Frantz Fanon peu de temps avant sa mort : « Allons camarades !, avait clamé ce militant du Tiers Monde, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose ».
Le fait de réclamer autre chose ne suffit pas, rétorque Khatibi : « Un droit à la différence, qui se contente de répéter une revendication, sans se mettre en question et sans travailler sur les lieux actifs et réactifs de son insurrection, ce droit-là ne constitue pas une transgression, il en est la parodie ». Il faudrait, pour cela, s’engager dans une véritable critique à l’adresse de l’héritage occidental mais aussi de notre patrimoine : « Une double critique! Nous ne croyons qu’à la révélation du visible, fin de toute théologie céleste et de toute nostalgie mortifiante ». Il faut faire éclater les différences et se tourner vers les marges (notamment berbères, kurdes, coptes et, marge des marges, le féminin). Mais cet autre chose que réclamait Fanon, Khatibi le reformule autrement. Il s’agit d’une pensée autre, stratégie autre. Le Maroc, le Maghreb ou encore le Tiers Monde, ne doivent pas succomber à l’idée qui dit que « la fin du monde se trouve entre les mains de ce système technique et scientifique qui planifie le monde en le soumettant à l’autosuffisance de sa volonté ».
C’est en marge de ce système que la pensée-autre opère, en marge de la métaphysique occidentale et de la théologie musulmane. La pensée-autre revendique cette marge et s’y tient en éveil. La pensée-autre considère cette marge comme « une chance inouïe ». C’est donc à partir de cette marge que Khatibi regarde les transformations au Maghreb pour y repérer trois niveaux :
Le traditionalisme, c’est-à-dire la métaphysique réduite à la théologie. La théologie est la science impossible de Dieu et de l’origine du monde.
Le salafisme, c’est-à-dire la métaphysique devenue doctrine. La morale d’un comportement politique, d’une pédagogie sociale et qui serait la réconciliation de la science et de la religion, de la technique et de la théologie.
Le rationalisme (politique, culturaliste, historiciste, sociologiste…), c’est-à-dire la métaphysique devenue technique. La mise en ordre du monde selon une volonté de puissance inédite, tirant sa force du développement scientifique.
Or, ces trois manières de voir font du Maghrébin un traditionaliste par oubli de la tradition, doctrinaire par oubli de la pensée de l’être, et technophile par servitude.
42 ans après, toujours l’arrêt sur la même image.
Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane