Le monde entier a suivi avec stupéfaction un artiste en train de « bouffer » l’oeuvre d’un autre artiste : une banane. Une banane scotchée, devant un monde d’amateurs admiratifs ou médusés, un autre artiste arrive dans une mise en scène époustouflante à engloutir le fruit qu’il dé-scotche sans être inquiété. À ce niveau, l’histoire est plutôt rigolote, rien de plus. Elle devient sérieuse dès lors qu’on a su que la banane en question, ce fruit éphémère qui a entamé sa propre destruction au moment où on l’a cueilli et mis en vente, coûtait bien 120.000 dollars. Étrange ! Un quidam, qui passait par là, a englouti, en deux bouchées, une somme aussi importante ? Oui. Mais curieusement, devant les médias, et à la question « qu’est-ce que vous avez fait ? », la galeriste qui avait loué le stand dans la foire de Miami pour exhiber cette banane devenue désormais célèbre, répond avec un détachement presque mystique : « Nous l’avons accompagné à la porte ».
L’œuvre est du célèbre artiste italien Maurizio Cattelan, qui vit à New York. On le connaît très critique, sauvagement sarcastique, drôle et irrévérencieux. Sa critique n’a épargné ni société, ni politique, ni religion, notamment la célèbre œuvre « La Nona Ora » qui a largement contribué à sa notoriété. Une œuvre tellement réaliste qu’elle donne la chair de poule. Il a fallu une institution pour l’acquérir, ce fut l’homme d’affaire François Pinault. Maurizio Cattelan est un artiste conceptuel, il vend des idées.
La magie de vendre des idées n’est pas de lui. Bien avant, en 1958, Yves Klein, avait proposé à son galeriste de vendre du vide. Il devait exposer la charge d’une benne à ordures, mais les services d’hygiène de la ville de Paris n’avaient pas autorisé cette opération. Il avait alors décidé de vendre le vide, les murs de la salle de la galerie étaient repeints en blanc sans la moindre œuvre. Il avait même poussé le ridicule du marché de l’art à son paroxysme en mettant en vente une idée. Aux collectionneurs, le marchand devait présenter un papier attestant que l’artiste a bien cédé son idée à l’acheteur. Quelle idée ? Seul l’artiste en avait la connaissance.
Maurizio Cattelan, aussi bien qu’Yves Klein, font de la critique esthétique, politique et sociale, comme beaucoup d’artistes d’ailleurs. On peut être d’accord avec eux ou pas. Mais le marché de l’art veut tout vendre, même les actes éphémères, même le ridicule. De là, cette mise en scène absolument grotesque qui sent la manipulation et le banditisme intellectuel. Quand s’arrêtera le marché de « bananer » les collectionneurs et bien entendu l’histoire de l’art actuel ? Ce genre de manipulations purement médiatiques , et à coup de matraquage communicationnel, cachent par leur fumée des œuvres importantes. J’avais dit ici même que le marchand veut écrire l’histoire, c’est gagné avec les peaux de banane : il signe peut-être un début de la chute des marketeurs de ce domaine.
Par Moulim El Aroussi