La meilleure manière de désincarner l’histoire, c’est d’oublier les personnes, en chair et en os, qui l’ont faite. Un peu comme si elle était un ensemble de faits spontanés qui jaillissent subitement de nulle part, sans les hommes d’un environnement d’accompagnement et sans rapport de cause à effet qui lui donnerait un sens. Rappeler cette évidence revient à enfoncer des portes ouvertes. Et pourtant, notre histoire contemporaine, voire immédiate, en a grand besoin. Parmi notre personnel politique, présumé faiseur d’histoire, une ligne de partage oblige à un distinguo de taille entre ceux qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas. Entre ceux qui mettent des mots et des phrases sur leurs convictions et leurs actions et ceux qui ne se sentent pas obligés de le faire. S’ensuit un gros déficit de témoignages directs sur une période donnée, avec le pourquoi du comment de son factuel distinctif. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui des écrits et des non-écrits sur le Mouvement national. On a beaucoup appris sur ce sujet avec l’apport narratif de Allal El Fassi, la réflexion approfondie de Abdellah Ibrahim, le cri de révolte à l’international de Mehdi Ben Barka et l’analyse accrocheuse de Abdellah Laroui. À y voir de plus près, avec le recul nécessaire, on peut trouver une sorte de complémentarité entre ces approches où l’empreinte des intervenants est indélébile. On a également beaucoup appris sur les auteurs eux-mêmes et leur façon de vivre avec ce qu’ils écrivent. Une mise en phase biographique d’une grande utilité pour la connaissance des faits déclencheurs et de leur impact.
Les écrits autobiographiques sont plutôt rares. Le mot est lâché, l’art de la biographie est partie prenante de l’histoire, mais néanmoins une discipline à part entière, dans sa conception et sa représentation. Son objectif est d’une simplicité apparente. Car il s’agit, rien moins que de relater le parcours des hommes et des femmes qui font l’histoire et qui méritent, à ce titre, d’être connus et reconnus en tant que tels par les historiens, tout autant que le grand public. C’est précisément à ce besoin évident dans son énoncé, mais quelque peu compliqué, que Zamane a tenté de pallier dans ce Best of 2017. Pour que cette recherche soit concluante, il fallait faire parler, prioritairement, ceux qui ont fait le choix de ne pas transcrire les faits marquants de leurs pérégrinations politiques. C’est d’autant plus frustrant lorsqu’il s’agit de personnages qui ont pesé de tout leur poids sur le champ politique national. Rien qu’à évoquer leurs noms, c’est tout un programme dans la mémoire collective. Chaque exemple est en soi une étude de cas. C’est ainsi que Abderrahim Bouabid, ami de Hassan II et opposant notoire au défunt roi, n’a jamais aligné une phrase sur les succès et les déboires de son fabuleux parcours politique. Une relation particulière qui aurait pu permettre de connaître un peu plus Hassan II en tant qu’homme et en tant que chef d’Etat, à travers Abderrahim Bouabid. Il en va de même pour Abderrahmane Youssoufi. Ancien prisonnier politique sous Hassan II, il n’a pas, lui non plus, cru bon de rendre publique sa longue marche vers le palais royal. C’est d’autant plus important qu’il a vécu, comme Premier ministre, la transition monarchique Hassan II – Mohammed VI. Autre exemple de ce manquement à l’écriture, Fqih Basri, l’homme de toutes les aventures politiques, aurait pu révéler des vertes et des pas mûres sur la représentation qui est la sienne de la monarchie marocaine en tant qu’incarnation de l’Etat et du pouvoir central. Aucune de ces trois grandes figures du Maroc politique, avant et après la période coloniale, ne semble avoir mesuré, à sa juste valeur historique, la portée négative d’un silence assourdissant. Un vrai manque à gagner pour la connaissance historique. Au final, que l’on soit d’une tendance politique ou de l’autre, la biographie des intervenants contemporains reste un outil déterminant pour l’appréciation d’une époque. Et pourtant, la biographie n’est pas dénuée de toute suspicion de parti pris. Jean Lacouture, historien et journaliste, admet qu’il n’hésite pas à s’écarter de la règle d’objectivité propre à cette discipline. Pour lui, la biographie consiste à laisser des zones d’ombre pour donner aux lecteurs un espace de réaction et une possibilité d’appropriation de son histoire.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION