Le monde est à l’image de ces énergumènes vitupérés par Jacques Brel, qui ne savent que compter. Tout a été monétarisé, quantifié, voire chosifié. Y compris le bonheur, ou l’illusion du bonheur. C’est l’avoir qui l’emporte sur l’être. Symptôme d’une crise, dit le philosophe Frédéric Lenoir, mais crise, nous rappelle t-il, signifie en grec « décision », « jugement » et renvoie à un moment charnière où « ça doit se décider ».
Ce qui doit se décider, c’est le passage de l’avoir à l’être. Il faut voir autrement la chose publique, l’éducation, le rapport au monde, à soi, à l’Autre, en dehors de l’aune du quantitatif et du jargon des chiffres.
La faute n’est ni à Voltaire, ni à Rousseau, mais à l’économie, simple servante devenue maîtresse de maison. Elle a occupé l’espace public, voire la langue. On gère telle situation. On investit tel domaine, on s’approprie telle idée. On fait face à un challenge. On souffre d’un déficit d’image. On jouit d’un capital. On rentabilise son acquis. On capitaliste avec un effet de levier. On reste sur le « process ». On tient à garder la cote pour pouvoir booster son input, dans la perspective « win win ». Sinon on démarche telle personne, sans oublier sa faculté de « bargaining ». L’essentiel est « to deliver ». On mesure la force d’un politique par ses électeurs, non par ses idées, comme Staline jugeait le pape par le nombre de ses divisions, une vedette par ses followers et le nombre de « Likes ». Même les citadelles (défense, culture, école) sont désormais mesurées à l’aune des chiffres et des courbes.
J’arrête. Vous connaissez la chanson. Vous savez aussi que le pape, qui n’avait pas de divisions, a fini par détrôner le Tsar. Quand le président français Macron commençait à parler chiffres, pour apaiser la fronde des gilets jaunes, on lui a répondu dignité. Valeur qui ne coule pas dans le moule des chiffres.
C’est cette révolution qu’il faut mener pour sortir de la crise. Se dégager du diktat de l’avoir. Grisé par sa victoire sur le communisme, l’Occident a perdu son latin… et son grec, et au passage les Lumières, c’est-à-dire ce qui a fait son « être », pour garder les yeux rivés sur le cours de la bourse, au moment où les Chinois raflent la mise.
La France, mère des arts et des lois, rechignait et rechigne à se voir dans le miroir de l’Autre. Elle cultive toujours un complexe d’infériorité vis-à-vis des Amerloques, de suspicion vis-à-vis des Boches, de jalousie à l’égard de la perfide Albion, et de supériorité vis-à-vis des « Indigènes », auxquels on assigne l’exercice de conjugueurs du verbe réfléchir, au sens optique, à l’imparfait, avec quelques prix de satisfecit. La fonction de penser est réservée aux poncifs de la Métropole. Un « indigène », ça ne pense pas. Ça suit et ça applaudit.
La France, qui a appris à compter depuis son américanisation avec Valéry Giscard d’Estaing, ne compte plus, ni ne pèse sur le « marché » de la pensée et de la « production » de normes.
Dans cette défaite de la pensée, pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut (qui est loin d’être « mon pote »), on jette l’anathème sur l’Autre. Haro sur le musulman, pardon sur l’islamiste. On accuse d’abord, on explique après. L’islamophobie est symptôme d’un mal-être plus que d’un malaise. La France gagnerait à voir la cause et non le symptôme.
Ne vous amusez vous pas à parler valeurs avec les faiseurs de normes dans la cité des Lumières. Ils sont aveuglés par l’avoir. Tout est quantifiable et tout a un prix. Triste présage entrevu par Jugurtha qui, à Rome, a vu que tout était à vendre. Qui pouvait écouter la prémonition d’un barbare ? Mais le barbare avait vu juste et Rome finit par péricliter.
Pour l’amour de Dieu, ou de la vie, à votre guise, cessez de compter. Il y a crise en la demeure. Nos vaillants technocrates nous l’ont collée. On risque de leur sortir la suite de la chanson de Brel…
Par Hassan Aourid
Conseiller scientifique de Zamane