Co-directrice de l’ouvrage le plus explosif de cette rentrée, « Sexe, Race et colonies » (éd. La Découverte), Christelle Taraud est également spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial. Pour Zamane, elle revient en détail sur la domination coloniale par le sexe.
La sortie publique de l’ouvrage « Sexe, Races et Colonies » a été suivie d’une polémique. Certains reprochent à cet ouvrage d’être un « beau livre » qui participe au renforcement de certains stéréotypes liés à la sexualisation du corps de la femme noire, métisse, arabe ou asiatique. Comment recevez-vous ces critiques ?
à partir du moment où les images montrées sont contextualisées, il est impossible de nier l’objectif premier qui a été le nôtre : déconstruire et non répliquer, encore moins renforcer, les stéréotypes à l’œuvre, hier comme aujourd’hui. Cette déconstruction qui constitue l’épicentre scientifique et politique de l’ouvrage ne se fera pas sans heurts et résistances… Mais nous pensons, in fine, qu’affronter ces images, c’est attaquer le cœur de ce qui a fondé la domination sexuelle coloniale et qui passe, à partir du XIXème siècle et de plus en plus systématiquement, par l’hégémonie visuelle. Un phénomène qui ne fera que s’accentuer avec le temps et se pérennisera de l’époque coloniale et même post-coloniale, avec la massification de la production (grâce à la naissance de la photographie, puis du cinéma et enfin d’internet) et la démocratisation de l’accès à l’image, par exemple au travers de la carte postale, au début du XXème siècle. Au cœur de la propagande coloniale, donc, il y a l’image… Qu’il a fallu déconstruire, y compris dans ses nombreuses manifestations contemporaines : marché matrimonial, économie de la prostitution, tourisme sexuel, industrie pornographique «ethnicisés», violences sexuelles et viols «racialisés», etc.
La domination coloniale par le sexe a-t-elle été conduite, pensée et vécue de façons différentes selon les régions du monde ? A-t-elle également fait émerger des stéréotypes différents ?
à l’origine, non. Puisque partout, et de tout temps, la colonisation a été un acte de force dont la dimension virile fut toujours omniprésente. Qu’il s’agisse des colonisations européennes dans les premiers empires à partir du XVème siècle ou dans les seconds à partir du XIXème, de l’expansion impérialiste japonaise ou états-unienne, on observe dès le début une équivalence entre la prise de possession des terres et l’accaparement de ses habitants, le plus souvent réduits à leurs corps, mais de manière différente en fonction de leur genre : les hommes étant plutôt considérés comme une force de travail corvéable à merci (visant à nourrir l’économie coloniale) et les femmes comme une force sexuelle et/ou reproductrice (dans le but d’assurer les équilibres socio-sexuels). Ensuite, comme les colonisateurs ne sont pas tous issus des mêmes sociétés et que les colonisations s’étalent sur un temps très long, on observe, bien évidemment, des différences non pas tant dans les pratiques de la domination sexuelle que dans la cristallisation sur certaines figures qui vont structurer profondément et durablement les imaginaires.
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