Décidément, à défaut d’une percée méthodique de la recherche universitaire sur « l’histoire du temps présent », la presse continue à jouer un rôle central dans la production et la distribution de la mémoire.
Les modalités sont diverses. Des dossiers réduisent des sujets importants au statut d’anecdotes ou de matière à caractère sensationnel. Des entretiens sont étalés sur des mois et finissent parfois par la publication d’ouvrages, comme ce fut le cas pour Abdelhadi Boutaleb, Fqih Basri ou Mohamed Elyazghi. Des ouvrages publiés sont découpés et servis de manière étalée. Il faut dire que les acteurs montrent une certaine difficulté dans le passage à l’écrit. Certains grands témoins nous ont quittés sans laisser de mémoires. Ceux qui ont écrit disent au lecteur, de manière explicite ou allusive, qu’il n’est pas encore temps de tout dire. Il arrive que des témoignages riches passent inaperçus, alors que d’autres font l’objet de conférences de presse qui leur octroient la dimension d’événements majeurs, comme c’est actuellement le cas avec la publication du premier volume des mémoires de Mahjoubi Aherdan.
Lorsqu’un personnage historique prend la parole pour évoquer ce qu’il a vu ou ce qu’il a fait, le texte exprime ce que les spécialistes des sources orales appellent « les stratégies du témoin ». Celui-ci « pose » devant l’auditoire réel ou virtuel. En racontant son itinéraire, il transmet des messages et construit une certaine image de soi-même. Cette image oriente la sélection de l’information, les oublis et les lieux de focalisation. D’où la tendance à l’auto-valorisation et aux règlements de comptes.
Il y a un paradoxe dans notre rapport à l’histoire du Protectorat. L’éloignement progressif dans le temps n’a pas empêché la cristallisation d’un conflit de mémoire entre les mouvances politiques qui se présentent comme les gardiens de l’héritage des différentes composantes de l’action nationaliste. Il s’agit surtout des épisodes de violence politique qui ont marqué la période 1955-1961, moment de transition mouvementé, animé par les gros enjeux de la lutte pour le pouvoir autour de la construction du nouvel État national.
Certains acteurs-témoins essaient régulièrement d’imposer leurs versions des faits et donnent l’illusion de posséder les clés susceptibles d’incriminer, déculpabiliser ou neutraliser tel ou tel protagoniste de cette période. Or, seule une mémoire sereine et « déminée » pourrait permettre une approche historique qui combine témoignages contradictoires et sources d’archives. Ceci dit, l’historien peut lui aussi contribuer à la production de témoignages comme travail d’étape, mais à condition de bien construire son « scénario d’entretien » et de se munir d’une bonne connaissance du contexte et des dossiers abordés, ce qui évite à l’enquêteur d’être manipulé par le témoin. Nous en arrivons à un double handicap qui retarde une véritable connaissance historique de notre passé récent.
Primo, comment peut-on concilier la recherche de la vérité des faits avec une représentation idéalisée des leaders de notre histoire politique, porteurs de valeurs telles que le patriotisme et la lutte pour la démocratie et le progrès social ? On a parfois tendance à percevoir des personnages historiques comme des répertoires de vertus, ne connaissant ni les faiblesses, ni les erreurs, ni les échecs. Secundo, il faudrait cesser de croire et de faire croire que la connaissance de ce passé se ramène à un duel de mémoires. Ce n’est là qu’un niveau de l’histoire politique, et l’histoire politique elle-même n’est qu’un niveau d’une réalité complexe qui implique les formes de l’action collective, l’évolution économique, sociale, ainsi que le contexte international. La mémoire nous introduit dans la richesse du vécu des acteurs ; elle est subjective et partielle, alors que l’histoire se présente comme une reconstruction totalisante.
Il semble que certaines périodes sont caractérisées par l’hégémonie du témoignage et de la production de mémoire. Et l’on pourrait se demander si la guerre des mémoires au sein de la génération du mouvement national marocain n’est pas pour certains une manière d’alimenter des légitimités défaillantes et de compenser par l’invocation insistante du passé un déficit dans la conception du futur.
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