La France, notre benchmark, vit une situation inédite, conséquente à l’élection d’Emanuel Macron, un outsider, qui n’est pas passé par le filtre des partis, ni les épreuves et parcours d’initiation, telles que les élections, pour se hisser à la tête de la plus haute autorité. Conséquence, ou plutôt cause, d’un mal français, pour reprendre cette vieille expression d’un vieux de la vieille, Alain Peyrefitte ? Il y a crise des corps intermédiaires, voire des identifiants idéologiques. Comment peut-on prétendre être de gauche quand on prône le libéralisme économique, et de droite, la permissivité éthique ? Un vide que l’intellectuel s’empresse de combler. Il devient le conseiller du prince, l’opposant et la conscience. La France, qui a le goût des modèles, déterre l’exemple de Sartre, le prototype de l’intellectuel universel, ou généraliste, celui de Michel Foucault, le spécifique ou le spécialiste, et on y rajoute l’intellectuel collectif, le signataire des pétitions. Dans la foulée, on essaye de définir cet ovni. À lire la presse parisienne, on louche du côté du voisin allemand, en faisant appel au plus français des Allemands, Jürgen Habermas, qui fixe la traçabilité de l’intellectuel dans le terreau français, et qui doit répondre à ce que Habermas appelle l’idéal type : le don de la pertinence (le sens de ce qui manque et de ce qui devrait être autrement), le talent d’imaginer des alternatives et, enfin, le courage de protester. Est-ce suffisant pour définir, chez nous, l’intellectuel? Le prototype outre-mer est-il transposable ? L’intellectuel occidental se meut dans un monde balisé, où les grandes batailles sur la centralité de l’homme, la souveraineté populaire, le contrat social, ont été, depuis belle lurette, menées et remportées. Il intervient pour corriger les dysfonctionnements. Chez nous, les grandes batailles, autour de l’homme, l’humain, la souveraineté populaire, le contrat social, sont des cours de philo et de droit constitutionnel, qu’on paraphrase, mais pas des séquences de notre histoire, meublée d’histoires. La tâche de «notre intellectuel » est plus ardue, et, partant, plus exaltante. Il doit reprendre là où s’est arrêté Voltaire, contre les forces qui incarnent « l’infâme », la superstition, l’obscurantisme. Il doit être touche-à-tout et espiègle à la fois, libertin (au sens pascalien, c’est-à-dire dans l’arène) et philosophe qui prend ses distances avec le tintamarre des événements. Il doit avoir du toupet et de l’humilité à la fois. Le plus grand ouvrage qu’aurait accompli Voltaire était d’avoir fait, dans sa petite retraite à Ferney, un peu de bien. Mais disons que cette France qui nous a nourris des mamelles du savoir et du pouvoir, nous a passé certains de ses maux. Les corps intermédiaires sont en crise. Les espaces idéologiques sont brumeux, non identifiés et non identifiables. Ajouter à cela nos maux sui generis, tels la déferlante de l’identitaire, aussi dangereuse que l’Inquisition. Notre intellectuel doit se conformer à cette recette prodiguée par Habermas : donner du sens à un monde dont les écheveaux sont mêlés, présenter des alternatives, et avoir le courage. Le courage de dire non à la doxa, au politiquement correct, aux corps constitués, à la science de l’Etat, la technostructure, non pas pour dire non, mais pour alerter, dire que le corps de la société et s’en font les porte-parole, se fourvoie. Il doit être au fait, doté d’un radar de détection, d’intuition. Elle ne se décrète pas, et elle est souvent le prix à payer de refuser de couler dans les moules existants. Dans cette phase intermédiaire où on aime croire que l’ancien est en train de mourir, et le nouveau n’est pas encore né, sévit le faux et l’usage du faux. Faisons confiance à l’histoire pour déterrer le faux. Elle est Maître de tous et de tout, et l’amie de l’intellectuel et des sociétés à la fois.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane