Elle tourne, elle tourne, dixit Ismaïl Alaoui, qui, dans un réquisitoire peu flatteur, fait un diagnostic sans complaisance sur l’état des lieux de notre cher pays, dans un ouvrage qui vient de paraître, « Le combat démocratique au Maroc » (en arabe). Nous avons besoin d’être secoués, et l’auteur ne rechigne pas à la besogne. Pas de doxa, pas de faux-fuyants, pas de langue de bois. Ce ne sont pas les propos d’un écervelé ou d’un haineux, bien sûr, encore moins ceux d’un fanatique ou d’un feu follet. L’auteur traîne une riche expérience politique et académique. Il a côtoyé les grands esprits de ce pays. Il a caressé des rêves, de grands rêves, qu’il avait nourris par l’engagement et le militantisme. Il fait partie d’une espèce d’êtres publics en voie de disparition, qui réfléchissent, qui lisent, et qui ont une réelle intimité avec la pensée occidentale. Rares de nos jours sont ceux qui ont cette intimité, hormis l’effet d’annonce et quelques grandes idées générales et généreuses, sans rigueur, ni profondeur, ni doute, ni capacité de remise en cause, et qui, bien sûr, sous l’effet de quelques formules charmeuses et charmantes, vendent du vent. Que dit le Chérif ? On l’appellera ainsi par commodité. Il y a un mal marocain. Il a pour aspect l’indigence de la pensée.
Quelques oiseaux rares qui n’ont jamais fait le printemps. Oui, Allal El Fassi avait une pensée originale. Abdellah Ibrahim était avant-gardiste. On doute fort que notre Chérif ait lu son livre, « Contre vents et marées », le travail le plus profond écrit par un contemporain et le Chérif ne l’aborde pas. On retrouve par-ci, dit l’auteur, un sérieux exercice de réflexion chez Laroui, par-là, quelques typologies intéressantes chez Khatibi. Le Chérif conclut qu’on ne peut aller de l’avant sans une pensée ou une vision. On ne peut réaliser que ce qu’on a au préalable conçu. Vieil adage, aussi vieux que la Bible. Au début, il y a le verbe. Le futur n’est pas un caprice d’illuminés ou des conjectures d’ermites, mais une analyse objective du présent et une appropriation du passé. Le Chérif fait sienne, sans le citer, cette réflexion de Goethe : « Ce que tu hérites de ton père, acquiers pour le posséder ».
Mais le mal marocain tient aussi du mal français, de cet antagonisme qui date de la Révolution française, entre raison et tradition, et que l’Internationale socialiste avait fait sien : « Du passé, faisons table rase ». L’école allemande fait la part belle à la culture, depuis Herder. L’école anglaise, avec T.S. Eliot surtout, ne rejette pas la tradition, qu’elle distingue du traditionalisme (remarquez que chez nous on les confond). La tradition serait l’orange avec jus. Le traditionalisme, l’orange sèche qu’on continue pourtant à presser et à vouloir servir aux invités. Longtemps nos élites, celles occidentalisées particulièrement, regardaient plutôt du côté de la Seine que de la Tamise, et c’est pour cela que la tradition les avait toujours rebutés. Notre Chérif, tout en étant rationnel, ne jette pas l’enfant avec l’eau du bain. Il ne nous dit pas comment il veut faire le mariage heureux entre modernité et tradition. Par éclectisme ? Mais c’est déjà l’oeuvre du Makhzen. Par synthèse ? Nous n’y sommes pas encore. Il faut une révolution culturelle. C’est son voeu. Mais il faut au préalable une coupure épistémologique. Il esquive la chose.
Par ailleurs, notre Chérif sort son scalpel pour analyser l’état du monde, comme il l’avait fait au lendemain de la chute du mur de Berlin, avec une pléiade de vaillants marxistes, dans les colonnes d’ « Al Bayane », sous la direction de feu Nadir Yata, fustigeant (ne riez pas) le modèle soviétique (les temps étaient propices), et critiquant, cette fois-ci, le néolibéralisme (les temps sont propices). Il reste fidèle à la matrice marxiste, mais ne va pas plus loin. Certes, il restitue l’énoncé du libéralisme, qui est d’ailleurs une vision cosmogonique du monde et qui renvoie initialement au libre arbitre, par opposition à la providence. Cet exercice de situer les concepts est fondamental. Et nos honorables clercs pèchent souvent par ignorance, l’àpeu- près ou l’autosuggestion. Notre Chérif n’est pas de cet acabit, et il compte avec quelques rares exceptions, de celles qui font la part des choses. Liberté, état, raison, ou plutôt intellect, utilisés par nos politiques et nos clercs, n’ont pas forcément la même signification qu’en Occident. Notre Chérif nous donne de bonnes raisons d’espérer. Il est méticuleux, méthodique, érudit et profond. S’il ajoutait à ce faisceau du « mal marocain » notre sc hizophrénie éreintante qui en est exempt ? On serait mieux édifiés sur notre mal.
Elle tourne, elle tourne… Notre Chérif a allumé une bougie au lieu de vitupérer les ténèbres. Encore faut-il préserver la flamme.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane