La disparition brutale de Fadel Iraki sonne le glas, à sa manière, de la presse indépendante marocaine qui a pu naitre et se développer à la fin des années 1990, dans le contexte si particulier de la fin de règne de Hassan II.
Les dernières années du défunt souverain, marquées par une certaine détente et une relative ouverture politique, ont été celles de tous les possibles. Pendant que l’avènement du gouvernement d’Alternance se mijotait à petits feux, la liberté d’expression faisait un petit bond en avant et le monde du journalisme, longtemps confiné à la presse partisane, s’ouvrait à de nouveaux venus, des quadras ou des trentenaires qui ont fait leurs armes dans d’autres secteurs, à la formation économique ou scientifique.
C’est ce climat général qui a fait naitre «Le Journal», une expérience unique en son genre. Après des débuts hésitants, l’hebdomadaire change son tour de table, et c’est là qu’intervient un inconnu du nom de Fadel Iraki. C’est une figure discrète, non «publique», connue seulement du petit cercle de la moyenne et haute bourgeoisie de Casablanca ou Rabat. En arrivant au «Journal», dont il devient l’actionnaire principal, il fait irruption dans un milieu qui est très loin de ses préoccupations quotidiennes. Fadel Iraki est connu pour être assureur et collectionneur d’art. C’est un homme d’affaires prospère et cultivé. Il descend d’une famille respectée, qui a fourni plusieurs hauts fonctionnaires et serviteurs de l’Etat. Son père, Moulay Mhamed Iraki, qui est toujours en vie, a assumé plusieurs fonctions de haut rang, dont celle de Wali de Diwane al Mdalim, ou Médiateur du Royaume. Qu’est-ce qui a bien pu pousser un enfant bien-né à mettre la main à la pâte ? Sans doute la passion, et le goût du risque.
Fadel Iraki ne dirige pas «Le Journal», mais le finance. Il n’est ni éditorialiste, ni administrateur. Il n’occupe aucune fonction officielle dans l’organigramme du journal et n’interfère pas dans la ligne éditoriale de la publication. Un cas, alors, assez unique dans le paysage de la presse marocaine. Jusqu’au bout, le «mécène» aura porté le journal (rebaptisé entretemps «Le Journal Hebdomadaire») à bout de bras, épongeant les dettes, palliant aux interdictions, aux multiples procès, etc. Après la fin de l’aventure, début 2010, l’homme retourna à ses affaires (il lança à un moment le projet de la célèbre villa Camembert, à Casablanca), à sa passion de collectionneur (sa collection des artistes peintres marocains reste parmi les plus importantes du royaume). Il a aussi soutenu le magazine culturel «Ziryab» et racheté la célèbre libraire «Les insolites» à Tanger. Le hasard, ou le destin, a voulu que sa disparition brutale intervienne quelques semaines à peine après celle de Rachel Muyal, ancienne propriétaire des «Insolites».
Bon vivant, courageux, voire flambeur, et même flamboyant, dur en affaires mais généreux et loyal, ce personnage hors-normes laissera un grand vide derrière lui. Qu’il repose en paix.
Par Younes Messoudi