Daniel Nordman nous livre ses réflexions d’historien sur les notions d’histoire et de mémoire. Il analyse ce qui les différencie et les liens qui les unissent.
Ces réflexions élémentaires ne sont en rien celles d’un témoin ni d’un militant. Elles sont seulement issues de l’expérience d’un historien, enseignant et chercheur, dont la spécialité universitaire n’est pas à proprement parler celle d’un historien de la mémoire – mémoire d’événements, mémoire d’un passé, mémoire nationale, mémoire de la ville, mémoire locale, mémoire familiale, etc. Mémoire et Histoire : ces deux mots et ces notions, précisément, ont été constitués, en une ou deux décennies, comme une vraie spécialité, ainsi que l’attestent les livres, les articles de revues scientifiques, les thèses, les travaux d’étudiants, les textes politiques, les médias, soit qu’ils tentent d’éclairer un objet particulier (comme l’histoire d’une ville à un moment donné), soit qu’ils aient été pris, plus largement, comme la cible centrale et unifiée d’une démarche (par exemple la mémoire de la Révolution française). Ces interrogations sont aujourd’hui parmi les plus courantes, les plus communes, les plus sensibles, voire les plus douloureuses, qu’il s’agisse de la Traite des Noirs, de la colonisation, de la Shoah, de Vichy et de la Résistance, des camps staliniens, de la guerre d’Algérie, des guerres fratricides en Afrique ou ailleurs. La variété des interventions et des réflexions est telle qu’il est possible de parler d’une sorte d’ubiquité, dont les effets ne peuvent être que salutaires – une fois admis qu’ils suscitent parfois approximations ou dérapages. Mais, remarquons-le, tout autre objet pourrait s’inscrire dans une telle perspective, car à ceux qui ont été sommairement énumérés il convient d’ajouter ceux qui sont moins sensibles ou ceux qui ne le sont pas : le vêtement, l’ameublement, le sport, et tant d’autres qui ont acquis une place de choix dans les historiographies récentes ou moins récentes. Moins sensibles ? Peut-être, mais ils sont à même de le devenir aussi, quoique sans doute à un degré moindre, par l’acculturation, les clivages sociaux, les conflits politiques, les choix idéologiques. C’est le cas de la toponymie, qui révèle des stratifications, mais qui peut être labile ou qui, inversement, est l’enjeu de conflits féroces. L’histoire du vêtement, qui n’est pas une nouveauté, exprime les signes d’habitudes et de préférences, et les usages dans ce domaine sont symboliques autant qu’économiques. Qui ne sait, enfin, que la compétition sportive, qui a été définie comme une activité ludique et pacifique, s’est encombrée par moments de démonstrations politiques ?
A chaque parole sa légitimité
Pour ces raisons mêmes, une réflexion sur la mémoire et l’Histoire, et sur leurs rapports, appelle une mise en commun, une confrontation, et une tension souvent contradictoire. Tous ceux qui s’y livrent sont les dépositaires d’une histoire, individuelle ou collective – y compris dans des versions que les historiens dénomment aujourd’hui de termes divers, histoire transversale, transnationale, connectée, globale, mondiale -, d’une expérience, signalant à l’intention de tous – et pour eux-mêmes – un point de vue particulier. Mais c’est ici que gît la plus grande difficulté, que seuls peuvent surmonter le devoir de compréhension et la faculté d’écoute, et pour tout dire une certaine réserve, en ce que la question principale est, reste et restera toujours celle de la légitimité de toute prise de parole. Ou plutôt celle de légitimités plurielles, concurrentes, qui ne se confondent pas et qui ne sont pas nécessairement en position hiérarchisée les unes par rapport aux autres. Il y a les acteurs du passé, leurs familles, les témoins, les observateurs, les historiens, les juges, les experts, les citoyens. Ce ne sont pas les mêmes, et une seule personne ne peut être ni avoir été tout à la fois. Un historien de Vichy déclara et montra naguère qu’il ne saurait être consulté comme expert. Un autre peut être témoin, s’il a eu accès aux documents qui, longtemps secrets, se sont ouverts aux chercheurs ; mais ces derniers n’ont pas été contemporains, en général, des faits, et ils n’ont été ni acteurs ni témoins. Un expert, enfin, ne peut s’autoproclamer : il est choisi et reconnu par d’autres (des institutions) ; expert, il ne décide pas, et les exemples sont innombrables de batailles de preuves dans des procès aux retentissements considérables. On retrouve ici, sous une forme spécifique, ce que l’on peut considérer comme la fragilité, ou la partialité (en un sens ordinaire, nullement péjoratif) de la transmission, écrite, orale, et de l’appréciation. Il faut en même temps noter et admettre que cette difficulté essentielle ne disqualifie en aucun cas – sous le motif, bien illusoire, qui consisterait à tort à affirmer que la vérité est définitivement inaccessible – de telles recherches, de telles analyses.
Revivre le passé au présent
Dernière remarque, Histoire et mémoire sont fondamentalement différentes. L’Histoire peut être omniprésente, dans l’économie, l’espace, la vie et les pratiques politiques, le droit, la littérature, l’archéologie, les productions artistiques. Et aucun domaine de la vie sociale – on le voit bien depuis plusieurs dizaines d’années, à travers la diversité des moments historiographiques – n’a été soustrait à l’épreuve de la recherche et de la réflexion historiques. La mémoire, me semble-il, ajoute quelque chose de différent, de particulier, intégrant le passé reconnu, collectif ou individuel, à la couture du passé et du présent – le présent récapitulant, à sa manière, le passé – et elle introduit quelque chose qui est intériorisé, intime, vécu à nouveau, comme l’indiquent d’autres questionnements marqués par la philosophie et ceux de l’«âme», de l’esprit et du corps (psychologie, psychiatrie, psychanalyse, etc., toutes disciplines qui ont beaucoup à dire à un historien sur les rapports entre Histoire et mémoire). Approches et contenus distincts donc, à défaut (car les corrélations subsistent) de différences tranchées. Il en est une cependant : l’Histoire est à la recherche de ce qui a disparu, de ce qui est obscur, ignoré, mal connu, dans un effort opiniâtre de reconstitution plus complète, sinon exhaustive. Elle conquiert des domaines nouveaux selon des démarches englobantes, tendant à insérer le détail dans l’ensemble, dans une totalité supposée. La mémoire, au contraire, me paraît plus parcellaire, sélective par définition. Ce n’est pas dire évidemment qu’elle est réductrice : au contraire, elle contribue à une conscience plus complète de soi et des autres. Pensons cependant à la différence qui peut exister entre la biographie – soucieuse de mettre en place, autour d’un individu, des témoignages adjacents, multiples, proches de ce que l’historien a si longtemps défini comme le contexte, familial, culturel, professionnel – et l’autobiographie, qui retrouve, au milieu de passés révolus, anonymes et difficiles d’accès, ce qui fait sens pour celui qui se remémore. Bien entendu, dans cette opposition trop schématique, les intersections sont innombrables. Autre exemple, identifié depuis une trentaine d’années, c’est celui des «lieux de mémoire», topographiques ou non (textuels par exemple), lieux et moments d’enregistrement du passé, à la manière d’un document synthétique et panoptique (comme une carte de la mémoire, récapitulant en un moment ou sur un plan unique des phases et des expériences passées, plutôt qu’à la manière de l’itinéraire analytique parcourant des moments au présent). L’on retrouve ici l’un des caractères s’agissant des temps possibles du récit : dans la langue française en tout cas, le présent que pratiquent volontiers certains historiens peut convenir particulièrement à l’évocation des acteurs. L’Histoire, enfin, est transmise dans la mémoire, par les monuments, les œuvres écrites et artistiques de toutes sortes, et par les signes perceptibles de ce qui a été. Histoire et mémoire, ou encore Histoire ou mémoire ? Les historiens ont été conduits à exprimer leur préférence personnelle comme spécialistes et comme citoyens. Si l’Histoire demeure une somme de débats, de controverses, la mémoire s’affirme aussi comme un choix volontaire ou involontaire. Dans tous les cas, il importe que la première informe la seconde, quels que soient les historiens, reconnus ou non selon des normes institutionnelles, et les femmes et les hommes dépositaires de la mémoire. Les enseignants, les chercheurs, les créateurs et les vulgarisateurs ont un rôle capital à jouer dans la transmission de l’une vers l’autre. Et l’éthique est présente dans le savoir.
Par Daniel Nordman
Directeur de recherche honoraire au CNRS, à Paris