Ahmed Bendjelloun, ancien secrétaire général du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS), est décédé le 2 février dernier à Rabat. Il était également connu pour ses positions de militant des droits humains et de figure de proue de la gauche militante. Hommage.
Quand j’ai appris par la radio la disparition de ce grand patriote qui est Ahmed Bendjelloun, je n’en ai pas cru mes oreilles. Pourtant, je le savais souffrant et même immobilisé par la maladie depuis de longues années. C’est parce que tout simplement je croyais -comme ça, sans jamais y avoir réfléchi vraiment- qu’il était indestructible. Et j’avais mes raisons -bien enfouies dans mon inconscient sans doute- de croire que cet homme, dont le courage était une deuxième nature, était inusable. Tout d’abord sur un plan purement physique : cet homme qui a subi les pires et inimaginables tortures durant les années de plomb avait toujours l’air d’un gaillard. D’ailleurs souvent souriant. Et parfois en colère. Et même très en colère quand nos politiciens, ou notre régime faisaient des siennes en faisant tort à la dignité des citoyens ou du pays. Car Si Ahmed avait le patriotisme chevillé au corps. Mais une sorte de patriotisme universalisant. Car il était capable de trembler de colère à chaque fois qu’une injustice se commettait quelque part dans le monde : peu importe que cela ait lieu en Palestine ou en Afrique du Sud sous l’apartheid. Et pour être en colère, il faut en avoir l’énergie.
C’était aussi quelqu’un qui aimait la vie, beaucoup. Il en raffolait même. Il la croquait à pleines dents. Comme on croque une pomme. Il savait faire rire ses amis et n’hésitait pas à prendre le micro pour fredonner un air. Révolutionnaire ou pas. Cela veut dire que sur le plan de l’âme et non seulement du corps, Si Ahmed a vaincu ses tortionnaires. En restant lui-même. Il m’a raconté une fois, les larmes aux yeux, les péripéties de son extradition vers le Maroc par le régime de Franco en 1972. Il fut menotté, encagoulé et jeté dans un avion sans sièges. Son compagnon de malheur n’était autre que le grand résistant Saïd Bounaïlat. Il fut torturé d’une façon si sauvage par « les sbires du régime que je croyais que j’allais perdre mes pieds. Faute de soins, les plaies de mes pieds pullulaient de vers. J’étais obligé de les nettoyer moi-même alors que j’avais le plus souvent mes mains menottées ». L’enfer sur terre !Malgré cela et peut-être aussi à cause de cela, le grand Ahmed n’a pas changé d’un iota ses convictions. De gauche il était, de gauche il est resté. Il a refusé les indemnités que l’IER proposait aux victimes. En expliquant qu’il assumait ses choix et qu’il n’entendait pas être « payé » pour un engagement qu’il avait choisi quelles qu’étaient les souffrances endurées.
Oui, Si Ahmed était d’une vivacité, d’une solidité qu’on pouvait lui donner -du moins jusqu’à sa malheureuse chute du train à la station de Rabat-ville, il y a de cela déjà quelque temps- facilement une dizaine d’années de moins que son âge. Et là me revient un souvenir qui était à la fois simple, mais inoubliable : je l’avais invité avec des amis, il y a une dizaine d’années ou un peu plus, à venir donner une conférence sur la situation politique au Maroc, ou un sujet proche, à la Maison des jeunes de Benslimane. À l’heure dite, c’est-à-dire en début de soirée, je me rends compte qu’il n’est toujours pas là. Je lui parle au téléphone. Il me précise que cela lui était sorti de l’esprit. Et qu’il a chez lui un ami libanais qui venait d’arriver. Je lui explique que les gens l’attendent déjà dans la salle. Il me dit tout simplement « J’arrive ! ».
Exactement 50 minutes plus tard -je ne quittais pas ma montre des yeux- sa voiture s’immobilise devant la porte de l’établissement où a lieu l’événement. C’était tout simplement incroyable. Quelle énergie ! Et quelle discipline ! Surtout qu’il pleuvait des trombes d’eau. Et que la voiture n’était point neuve».
Par Maâti Monjib