Dans cette soirée glaciale washingtonienne de l’automne 1992, avec un vent froid qui prépare à un hiver rigoureux, rien ne laissait présager que la conférence de Samuel Huntington, à American Entreprise Institute, pût marquer un courant de pensée globalisant. C’était un vendredi, et les gens désertent Washington pour le week-end, et ceux qui observent le Shabbat, ne pouvaient sacrifier leurs convictions religieuses pour des considérations académiques. Hormis l’ancienne représentante des Etats Unis aux Nations Unis, Jane Kilpatrick, la conférence ne comptait qu’une flopée de Big shots. J’y étais pour avoir été invité et par curiosité. Un de mes anciens collègues à l’ambassade du Maroc à Washington, pourtant pétri dans le bain culturel américain, m’avait découragé. « Bullshit ». dit-il, dédaigneusement. Je m’étais trouvé au milieu d’un parterre qui ne comportait aucun musulman, aucun africain, aucun arabe, hormis moi, à supposer que je le sois. Un épisode qui allait marquer les contours du monde, mais qui pouvait le préjuger ? La conférence a porté sur les relations entre l’Occident et le monde musulman et du point de fixation qu’était à l’époque la Bosnie-Herzégovine. Six mois après, Samuel Huntington, sort sur les colonnes de la très sérieuse revue de Foreign Affairs, (été 1993), le célèbre article de Clash of civilisations, plus exhaustif que la conférence, autour de sa thèse du « The West and the Rest », qui a donné lieu à toute une série de gloses et de réfutations. Après le 11 septembre, il apparût que Samuel Huntington, d’outre-tombe, avait raison. Il vient de ressusciter, encore une fois, lors de l’abjecte attaque de Paris du 13 novembre 2015. Il s’agit bel et bien de clash de civilisations, voulu par ceux qui ont perpétré le crime et ceux qui l’ont commandité. L’Occident par son affluent chrétien, a été présent, dans l’esprit des commanditaires du crime. Un vendredi 13, le jour supposé de la crucifixion du christ, porte malheur dans l’imaginaire occidental. Le stade qui ranime la tradition romaine du jeu, circem et panem, incarnait l’un des autres affluents de la civilisation occidentale ; le théâtre du Bataclan, renvoyait aussi bien à l’affluent grec, qu’à la dimension judaïque en la personne de celui qui était son propriétaire, de confession juive. En gros, ce qui était ciblé, c’était l’Occident, dans son double héritage gréco-romain que judéo-chrétien, et son way of life, en prenant pour cible un restaurant.
Il y a, dit-on, un fossé entre les deux civilisations, occidentale et musulmane. Les choses appellent à plus de nuances. La ligne de partage n’est pas délimitée géographiquement, car il y a une imbrication des deux mondes. Des musulmans, qui certes, traînent une histoire, et portent une culture, vivent en Occident. Leurs rapports à l’Occident, en grande partie, ne portent que sur sa dimension économique. Les référents gréco-romains ou judéo-chrétiens, leur sont hermétiques, et ils refusent d’y souscrire, voire les connaître. Et l’Occident existe, chez nous, par un mode de vie, une certaine façon de voir les choses, qui peut être aussi superficielle, dans sa dimension consumériste et technocratique. Il n’existe pas moins des segments, appelant, chez nous à l’adhésion aux valeurs universelles. Au regard de la loi du nombre, ils ne pèsent pas lourd. Or, c’est cette minorité, qui se trouve entre l’enclume de l’autoritarisme des régimes en place, le marteau des traditionnalistes et le déni de l’Occident, qui incarne une certaine conscience et un soupçon d’espoir. Pas étonnant que ses membres soient les cibles des obscurantistes et des terroristes.
La deuxième remarque peut fâcher, mais elle n’est pas moins réelle : la civilisation musulmane existe, mais dans les musées, les parchemins, l’imaginaire collectif. Celle qui animait une pensée riche et diversifiée à Bagdad ou à Cordoue, a cessé d’exister. Des cultures musulmanes existent bien sûr, avec peut-être des référents communs, (jeûner le ramadan, sacrifier le mouton, se couvrir la tête pour les femmes). Des spécificités propres à chaque société musulmane existent et plongent dans des inconscients collectifs antérieurs à l’islam (le culte des Saints au Maghreb, la cérémonie d’humectation des roses en Egypte, le Nairuz iranien et kurde, les sociétés matriarcales sahariennes chez les arabophones que chez les Touaregs, les différents voiles pour femme, niqab, Tchador, Burqa, différents parlers et coutumes…), mais cela ne fait pas une civilisation. Pas besoin que Berlusconi sorte de ses gonds ou que Guéant s’époumone pour établir une hiérarchie des valeurs : la civilisation musulmane n’existe que dans les manuels scolaires. Il est tout à fait légitime de rêver ressusciter la civilisation musulmane dans ses moments et lieux phares, Bagdad et Cordoue et leurs ramifications. Mais les civilisations n’émergent pas ex-nihilo. Elles se fondent sur l’existant. La civilisation grecque tient autant de l’Egypte pharaonique que de l’Anatolie, aussi bien que Rome tenait de la Grèce, et la civilisation musulmane de la Perse et de Byzance… Si, peut-être nous souhaitons refaire vivre un passé mythique, ce n’est pas en ignorant un présent fortement marqué par l’Occident. On ne peut se l’approprier que par la raison et la science. Le discours islamiste ne dépasse guère la sphère de l’affect. On peut refuser la pensée rationaliste des Lumières, et certains parmi les enfants de l’Occident se définissaient comme anti-lumières, tels Herder l’Allemand, Vico l’Italien, Joseph Maitre, le Français, mais rejetaient l’échafaudage des Lumières, avec un grand bagage intellectuel qui dénote une connaissance intime de l’adversaire, et par la réfutation rationnelle. Les Chinois avaient fait la même chose. Le discours islamiste ne répond pas à ces deux considérants. Il dénigre ce qu’il ignore et refuse de connaitre, met en avant l’affect, et sombre dans l’invective et la haine, plutôt que de recourir à l’analyse et à la déconstruction.
Est-il encore permis d’espérer ? Difficile, vu les temps qui courent.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane