D’où vient Trump ? De la perte de sens de la puissance, de la puissance militaire américaine. De la nouvelle donne de la scène internationale, les failed states (Etats défaillants), issue de la succession d’échecs militaires et politiques des Etats-Unis. Cela a commencé les 3 et 4 avril 1993, à Mogadiscio. Une bataille humiliante pour les Etats-Unis, donc oubliée. Il s’agit de l’effondrement, de la loi et de l’ordre, d’un petit Etat, l’Etat somalien. Le territoire devient ouvert à des aventures politiques, aux «seigneurs de guerre», à des groupes qui veulent restaurer des formes d’ordre ancien, basés parfois sur la Charia comme loi, administrée par des clercs religieux. Et l’empire américain découvre que pour restaurer l’ordre, les formes de rétorsion habituelles ne fonctionnent plus. Le nombre de failed states atteindrait en fait près de vingt-cinq Etats, tous situés au Proche-Orient et en Afrique subsaharienne, là où l’Etat moderne est une création récente, issue de la période d’occupation coloniale.
Des «failed states» à la casse des nations. Ce processus avait commencé par la casse des nations, entreprise par les Etats-Unis en Irak en 1991. Nous connaissons tous la suite. Un pays détruit par l’intervention militaire cynique des Etats-Unis, au cours de deux guerres, qui se poursuivent encore aujourd’hui. L’Etat irakien, un nouvel Etat défaillant, était né. A ses côtés, l’acte de naissance de l’Etat Islamique y est inscrit. La métastase se diffuse en Syrie. Le cœur du Moyen-Orient recompose ses Etats dans la plus extrême violence à l’égard des peuples. Depuis trois siècles, c’est une constante dans l’histoire, le colonisateur réduit l’Etat central en un Etat défaillant, par la mise à feu des luttes internes, l’occupe et le colonise. Mais aujourd’hui ? Allons plus loin. Deux mouvements, Etat Islamique au Levant et Boko Haram en Afrique, fusionnent et progressent au-delà des frontières étatiques. Ils se conforment aux frontières des peuplements, aussi bien au Moyen-Orient qu’en Afrique. Boko Haram s’étend et envahit le Cameroun, le Tchad, le Nigéria, le Mali. Il s’agit d’activités militaires qui remettent en cause le principe même des découpages territoriaux ayant donné naissance aux Etats nouvellement indépendants. On peut voir un processus de ce genre à l’œuvre à travers le discours et l’action de l’Etat Islamique, mais tout autant dans les déchirements qui affectent les Etats africains situés sur une bande de territoire allant du Mali à l’Erythrée. Dans les deux cas, une situation radicalement nouvelle annonce une période des Etats de souveraineté partagée. La question se pose, après la casse des nations, quelles frontières ? Des frontières de peuplement, avec une souveraineté partagée ?
Et si la casse des nations prenait dans les sociétés occidentales et celles du sud de la Méditerranée des formes bien différentes? Chez les premières, les formes néolibérale, économique, financière et institutionnelle, par la délégation de pouvoirs des administrations d’Etats nationaux à l’Union européenne, ainsi que l’adoption de standards économiques communs, tel que le pacte de stabilité, conduisent pacifiquement à des squelettes d’Etat. Chez les secondes, la violence et les conflits armés, emboîtés et multiples, annihilent l’Etat. L’ensemble, sous les effets souterrains et conjugués des processus néolibéraux et des violences sociales internes, sous le masque de l’ethnie et de la religion. Les récentes situations nous conduisent au rappel indispensable que l’Etat-nation est bien plus qu’un système d’institutions, plus ou moins distantes du citoyen, bien plus qu’une bureaucratie qui reste hautaine à l’égard du citoyen, mais tout autant un cadre historique et conceptuel, une référence de décision et d’arbitrage, et un socle sécurisant.
Par Abdou Filali Ansary & Rahamim Benhaim