Le quarantième anniversaire du décès de Allal El Fassi a suscité un certain nombre de prises de position et de discours sur la réhabilitation, la redécouverte ou l’actualité des idées du grand leader istiqlalien. Dans une chronique publiée récemment dans le quotidien Al Massae, Mohamed Sassi dit en substance : après la scission de l’Istiqlal et la création de l’UNFP. (1959), Allal El Fassi, comme penseur, a fait les frais de Allal El Fassi comme politicien, et la mouvance de la gauche marocaine n’a pas apprécié à sa juste mesure la dimension moderniste et démocratique de l’œuvre en question.
Cette remarque interpelle à plus d’un titre. J’ai découvert récemment deux textes dont la lecture étonnée ne faisait que souligner mon ignorance. D’abord, une lecture de l’ouvrage de Abdallah Laroui, Histoire du Maghreb : un essai de synthèse, peu après sa parution en 1970 et qui révèle, chez El Fassi, une culture historique impressionnante et un sens affirmé du débat critique. D’autre part, grâce à une anthologie de textes d’époque (1), on peut suivre, sur les colonnes du journal Al-Atlas, une discussion intéressante qui remonte à 1937. De quoi le Maroc avait-il le plus besoin ? De techniciens, d’industriels et d’agriculteurs, selon Abdallah Guennoun, et de littéraires, selon El Fassi. Mais alors, de quelle littérature (adab) s’agissait-il ? Réponse : d’écrits comme ceux de Diderot, Rousseau ou Montesquieu qui ont contribué à la prise de conscience contre l’oppression et qui ont préparé la nation française à prendre en main la gestion de ses propres affaires, dans les domaines politiques, financiers et intellectuels. Ce qui me frappa dans cet échange d’idées, ce fut l’intérêt de la presse pour l’étude de l’histoire culturelle, mais aussi le rôle que l’adab a joué dans la formation d’une nouvelle conscience historique qui devait bousculer le traditionalisme ancré dans la culture de l’époque.
Cette question de la méconnaissance mériterait d’être élargie. Grâce à une thèse récente (2), nous découvrons un pan occulté de la culture marocaine de la même période, en raison des positions politiques des auteurs concernés, entre l’attitude conciliante avec le Protectorat, la participation au « Makhzen néo-chérifien », ou le soutien de l’exil de Mohamed Ben Youssef pour certains. Une attitude de « redécouverte » a déjà été ébauchée de manière fragmentaire par des études peu nombreuses (3). Mais, dans l’ouvrage de Mohamed Maârouf Dafali, nous découvrons une cohérence d’ensemble et une pléiade de figures comme Mohamed Ibn Hassan Hajoui, Mohamed Ibn al-A’raj Slimani, Ahmed Ibn al-Mouwwaz, Ahmed Sbihi, et Ahmed Nemichi. Beaucoup d’ouvrages importants appartenant à ce courant sont encore à l’état de manuscrits qui attendent d’être imprimés.
Ce qui distingue ces auteurs, indépendamment de leurs opinions politiques d’alors, c’est une analyse lucide de la crise de l’État marocain au cours du processus qui mena au Protectorat, un regard qui situe le phénomène colonial dans le contexte du capitalisme mondial, une attitude moderniste par rapport à l’éducation, la langue et la culture, et une pensée « salafite » éclairée qui menait une réflexion audacieuse sur les moyens d’adapter l’Islam aux défis du monde moderne. Cette production a visiblement imprégné le salafisme nationaliste, dont l’apport a surtout consisté au départ dans la lutte contre l’Islam confrérique (turuqiyya).
Ainsi donc, s’agissant de l’histoire intellectuelle, ces remarques nous ramènent à l’adage selon lequel l’histoire est écrite par les vainqueurs. Notre champ culturel continue à être dominé par l’histoire commémorative. Le discours apologétique sur le mouvement national, lui-même soumis aux enjeux des compétitions du présent, continue de faire obstacle à une connaissance plus fine et plus nuancée de notre passé. Or, c’est ce type de connaissance qui permet de mieux historiciser la culture marocaine pour éviter de tourner en rond, et pour mieux élaborer les enjeux du futur.
1. Abdeljalil Nadem & Jalal Hakmaoui, Textes de la culture marocaine
contemporaine, en arabe, Casablanca, Toubkal, 2008.
2. Mohamed Maarouf Dafali, Le mouvement national marocain.
Étude sur les origines, la naissance et l’ascension, 1912-1936, en arabe,
thèse inédite, doctorat d’État en histoire, Faculté des Lettres et des Sciences
Humaines de Rabat, 2013-2014.
3. Rappelons notamment certains travaux de Abdallah Laroui, Saïd Bensaïd Alaoui et Assia Benadada.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane