Par cette journée glaciale, de Paris, un 20 mars 2018, avec des flocons de neige, encore sur les toits et les chaussées, une chaleur se dégageait dans l’enceinte de l’amphithéâtre Austerlitz aux Invalides, qui tient du thème abordé que de la manière de le traiter. Le thème : « Le Maroc et la France, une mémoire réussie ». La manière : le regard objectif et posé. Responsables, politiciens et académiciens projetaient leurs regards respectifs sur ce cas de décolonisation, clause de style pour colonisation, phénomène sui generis non transposable, selon l’expression de Hubert Vedrine.
Au-delà des amabilités d’usage, les questions qui fâchent n’ont pas été éludées. Vedrine, d’abord, qui a été le keynote speaker, en s’adressant aux Français, les prenant à partie parce qu’ils croient connaître le Maroc, parce qu’on a une mémoire commune, Marrakech, capitale d’été pour la jet-set parisienne, une langue en commun, mais le Maroc évolue et change, et les Français risquent de ne plus pouvoir décrypter le cas ou le phénomène Maroc. Le temps, dit-il, est enfin arrivé pour porter un regard serein sur cette séquence qui a mêlé les deux pays : le Protectorat. L’ambassadeur du Maroc, Chakib Benmoussa, fidèle à la doxa, s’est arrêté sur cette histoire séculaire du pays, vieille de treize siècles (sic). Le Protectorat serait, comme dans les vieux éditoriaux de feu Moulay Ahmed Alaoui dans “Le Matin”, une parenthèse. Thèses difficiles à tenir au moment où le royaume chérifien veut se réconcilier avec son histoire et se veut moderne. L’ambassadeur chérifien a néanmoins rappelé cet autre aspect du colonialisme, le dépeçage territorial lourd de conséquences, mais aussi une convergence d’intérêts : la sécurité, l’économie, la culture, l’Afrique.
Doit-on voir dans la rencontre un simple arrêt d’images sur une séquence de l’histoire à de vieilles personnes, ou d’autres en train de vieillir, en mal de nostalgie, en train de ruminer des histoires et de vieux souvenirs, ou interpeller le non-dit de la rencontre : l’avenir des relations maroco-françaises ?
Il est fondamental pour appréhender l’avenir des relations entre les deux pays de changer de paradigme, ne serait-ce que parce que nous sommes à l’orée d’une nouvelle séquence de l’histoire. Fini l’ère conséquente à la décolonisation et son discours simple et simpliste. Tout autant que la séquence consécutive à la chute du mur de Berlin. La forteresse européenne n’est pas aussi soudée qu’elle ne l’était, depuis le Brexit.
Pour schématiser la grille de lecture qui a prévalu du côté de la tribu Oued La Seine, selon l’expression de T. Steeg, on a privilégié l’approche institutionnelle : Makhzen, élites citadines et leurs avatars. Par conformisme, par paresse. Et puis un jeu d’équilibrisme entre Alger et Rabat. Ne pas fâcher l’un en se rapprochant de l’autre, ou faire un geste à l’égard de l’un quand on en fait à l’autre. La maîtresse d’école qui doit ménager ses élèves terribles qui font leur crise d’adolescence, avec leurs chicanes et leurs excès de jalousie… Tout un contexte qui a généré un mode d’emploi, de grands experts et de carriéristes, de part et d’autre, qui sont bons à perpétuer l’immobilisme.
La France, de par son histoire avec la région du Maghreb, a aujourd’hui plus de responsabilité que quiconque. Région qu’elle a façonnée, pour le bien comme pour le pire. Mais le Maroc, tout autant que l’Algérie, sont interpellés, où leurs élites ne peuvent plus reposer sur des schémas éculés. Le colonialisme avec ses heurs et malheurs est derrière nous, et les nationalismes d’Etat, pour reprendre l’expression de Benjamin Stora, ne furent pas la panacée, guettés par des lames de fond qui renvoient à l’identitaire, et qui peuvent tout chambouler. Les sympathies et les affinités culturelles sont transversales entre les deux pays. Un islamiste algérien a plus d’atomes crochus avec son pair marocain qu’il n’en a avec son concitoyen laïc. Idem pour le berbériste ou l’adepte d’une zaouïa, de part et d’autre, où les affinités, voire les obédiences, sont transversales. Nous sommes dans une phase où l’impossible est possible, la sagesse comme la bêtise.
La maîtresse d’école, par cette déclaration courageuse faite par le candidat Emmanuel Macron, à Alger en février 2017, sur la colonisation comme crime de l’humanité a entrouvert une issue. Le candidat préside désormais aux destinées de la France. Reste aux deux élèves terribles de faire leur devoir. Pour leur bien, mais aussi pour l’humanité. Oui, le monde a besoin d’une France qui fait office de conscience du monde, au moment où la Guerre froide revient de plus belle. Et la France a son mot à dire, sur le sort de la Syrie, champ chaud de la Guerre froide, sur le devenir du Maghreb, mais elle ne le fera que si nous, Maghrébins, on est à la mesure du défi, ou des défis.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane